Se foutre à poil
Publié le 20 Octobre 2014
C’est toujours pareil : dès que je m’attache vraiment à quelqu’un, que je le juge réellement digne de confiance, je n’ai plus qu’une idée, lui jeter tout mon mal-être à la gueule. Le ligoter au lit et lui montrer toutes mes cicatrices, une à une. Lui ouvrir tous les tiroirs de mon crâne et en sortir tout mon musée des horreurs. Je veux me mettre à poil, plus qu’à poil, je veux m’arracher le cuir et lui montrer les muscles, le sang, les bleus. J’aimerais qu’il me connaisse toute entière, mais surtout les côtés sombres, les zones d’ombre, tout ce que je ne montre jamais à personne. La face cachée de ce que je suis.
Il verrait tout ce bordel qui me compose, toute cette chair en charpie, tout ce n’importe quoi et ces plaies pas bien refermées, et il ne partirait pas. Il les refermerait une à une, les plaies, il m’embrasserait sur mes bleus, il me caresserait les cheveux en me disant que ça va aller. Pas plus. Juste, il resterait là sans bouger. Et après, je n’aurais plus jamais peur, et je pourrai recommencer à vivre, un peu plus légère, moins abîmée.
Mais je sais bien que je ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas piéger quelqu’un dans tes recoins sombres, comme ça, sans prévenir. Et surtout, a priori, ce n’est pas la première chose que tu as envie de faire au début d’une histoire. J’imagine qu’au début, tu te montres sous ton meilleur jour, tu caches tes blessures, tu prends soin de l’autre, tu présentes ton bon profil et tes bons côtés. Ou peut-être pas ? Je sais pas, moi j’ose pas sortir les monstres du placard, je me cache comme d’habitude en restant en surface. J’ai tellement peur qu’il parte, toujours. Probablement parce que je me demande pourquoi il est là, pour commencer.
C’est sain, cette envie pressante de tout dévoiler, d’étaler les choses qui traînent tout au fond de toi ? Je dois être un peu exhibo, ou alors je dois en avoir peur moi-même. Il y a des moments, des histoires et des coups et blessures que je n’aime pas me rappeler, que je n’aime pas aller titiller. Je les laisse en paix en espérant qu’ils en fassent autant. Je me dis que si je reste tranquille, ces souvenirs vont arrêter de flotter en suspension et se déposer au fond de mon âme comme de la vase. Et ensuite, je les laisse pourrir là-bas et je me garde bien de remuer, pour ne pas les déranger. Je les ignore, j’essaie de ne jamais y penser, je refuse de m’en rappeler. Et au quotidien, ça marche pas mal. Je fonctionne plutôt bien, je ronronne à travers l’existence, mais il manque juste une pièce, un rouage de la machine. C’est pas grave, je compense par des distractions, les amis, des projets. Mais à force de frotter, peut-être que le joint va se rompre ?
Du coup, armée de quelqu’un dans ma vie, j’ai l’impression qu’il faut en profiter et sauter le pas, aller fouiller au fond du lac et remonter les souvenirs enfouis à la surface. J’ai envie de faire place nette, d’être libéré de tout, surtout de moi-même. Mais peut-être que c’est illusoire ? Peut-être que tout le monde se traîne des casseroles toute sa vie, peut-être qu’on en crée à chaque instant et qu’elles s’amoncellent juste les unes par-dessus les autres ? Oui mais quand même. J’voudrais quelqu’un qui panse les plaies, qui pose son doigt là où ça fait mal, pour supprimer un peu la peine.
De toutes façons, même si parfois j’ai envie de crier des insanités, même si ma bouche s’ouvre pour dire des choses que je n’ai jamais dites, je ne me retiens de toutes mes forces. Je m’en empêche physiquement, j’enfonce les ongles dans la peau de mes mains, je me mords les lèvres, je sens les larmes commencer à couler, de manière incompréhensible. Je ne sais plus si j’habite ma peau, si c’est bien moi qui suis là. Je ne sais plus qui est cette personne en face, pourquoi je suis avec lui, est-ce que tout ceci a du sens. De temps en temps, il y a des choses qui remontent, et j’appuie dessus pour les faire redescendre. Pourtant c’est sans doute beau, sain, ça veut dire que l’autre s’insinue sous ta carapace, te touche et te fait trembler, c’est probablement ça l’amour etc. Mais moi, ça me fait flipper, et je finis par lutter contre, par poser des limites. Si j’enlève tout, je me retrouve à nu et qui sait ce qui va m’arriver ? J’évite de me mettre dans une situation où je pourrais avoir mal. J’ai pas envie que l’autre s’en foute, se moque, s’en serve contre moi, mais par-dessus tout se casse, me laisse là avec ma peine affleurant et mes idées noires à la surface. Parce que je ne sais pas si cette fois, je saurai les enfouir à nouveau. J’ai peur de me laisser submerger sans quelqu’un à mes côtés.
Alors je laisse tout ça tranquille, je mets un couvercle sur tout ce qui frémit au fond, je laisse mijoter. Tout se passe bien, il ne me quitte pas, et s’il me quitte ça me fait moins mal, parce que j’ai la satisfaction de ne pas lui avoir tout dit. Je protège jalousement mes blessures, c’est peut-être idiot. Quand j’ai le blues, je n’arrive pas à expliquer pourquoi, et c’est compliqué. I’m such a mess. Je n’ose pas commencer à dérouler le fil parce que j’ai peur de ce que je vais trouver au bout. Alors j’essaie de ne pas y penser, de lui donner des coups de pieds dans les côtes, à la déprime. Je me sens mal, mais je ne sais pas comment l’exprimer. Je lui en veux, à l’autre, de ne pas deviner, de ne pas me dire les mots que je voudrais entendre, de ne pas me serrer dans ses bras. Mais comment pourrait-il savoir ? I’m ok. Je vais très bien. Je me tourne vers les amis, je raconte la peine à demi-mot, mais surtout je l’oublie, je me distrais et je pense plutôt à eux. Ça finit par passer, par retomber, le monstre retourne se coucher. Ce sont les montagnes russes à l’intérieur de moi, depuis mes dix-sept ans. Mais au moins, ce n’est plus seulement une chute en avant. Parfois, il y a des montées grisantes et des instantanés au sommet que je savoure, les yeux rivés sur le paysage, le visage tourné vers l’horizon. It’s gonna be ok.