No job in job

Publié le 8 Mars 2016

Salut les copains ! Ça fait un bail. Oui, je sais, on s’en fout, vous aviez complètement oublié mon existence, et c’est bien compréhensible. Je pensais fort à ce blog de mon côté, mais les aléas de la clôture comptable ont eu raison de mes velléités littéraires en février. Enfin, pas exactement, puisque j’ai terminé un roman que je me suis empressée d’envoyer à une tripotée d’éditeurs. Attends, mon manuscrit qui s’éclaire façon Sacré Graal au milieu d’une pile de manuscrits semblables, le coup de fil de l’éditeur enthousiaste, la signature du contrat, les passages télé, les interviews, les « qu’est-ce que ça fait d’être la voix d’une génération ? », enfin le succès quoi ; et pourquoi pas moi ? Pour tout un tas de raisons, notamment pour mon usage intempestif des virgules en lieu des points, mais l’important n’est pas là. J’ai terminé ce roman, je l’ai posté, il me reviendra accompagné de lettres types de refus, mais au moins je serai allée au bout de ce projet personnel.

Côté vie privée, j’ai profité de Février pour organiser toutes sortes de joyeusetés. Deux enterrements de vie de jeune fille, déjà. Mais aussi mes allers et venues des mois qui viennent à Portsmouth, Londres, Achicourt, Villefranche sur Saône, un endroit encore secret, Beaune, et bien sûr l’incroyable ville de Maubeuge, dans laquelle j’ai l’honneur de passer trois semaines en Avril. Je dis bien trois semaines ! Je vais travailler dans une usine du groupe auquel j’appartiens depuis Janvier. Oui, le salarié appartient à un service, à un groupe, à une équipe. Il perd sa liberté et il devient la propriété exclusive du grand capital.

J’ai un peu peur quand même, pour ce passage en usine. Je vais travailler à la chaîne de 5h30 du matin à 13h30, ou bien de 13h30 à 21 heures, selon les semaines. C’est paraît-il pour qu’on comprenne bien le cœur de métier historique du groupe : la fabrication industrielle. Fantastique. J’aimerais bien aussi qu’on envoie les ouvriers et employés d’usine nouvellement embauchés passer trois semaines dans mon service, ou du moins au siège. Ils tomberaient des nues en voyant le niveau de productivité des équipes. La réunion de tout à l’heure, ma première réunion de service, en est un exemple criant.

Dans le calendrier de la petite vie de la consolidation, Mars est un mois propice aux entretiens d’objectifs annuels. En tête à tête avec ton manager, tu y définis tes sujets d’étude de l’année et quelques résolutions somme toute plutôt tenables (ne pas faire d’erreurs de calcul, par exemple). Puis le manager organise une réunion de service pour présenter à toute l’équipe la répartition des sujets. Comme tout le monde discute avec tout le monde en amont, chacun sait déjà qui fait quoi, mais ça fait toujours du bien de l’entendre. Nous voilà assis tous les dix dans une salle de réunion du troisième étage. La nouvelle Stagiaire est parmi nous. Elle a fait la même école de commerce que moi, sauf que moi c’était il y a six ans. Bon Dieu, plus qu’un an et j’ai trente ans. Anyway. Elle est sympa Stagiaire, même si elle parle un peu trop. Manager lui a demandé de se présenter et elle a réussi à caser qu’elle venait d’Alsace, qu’elle partait en échange universitaire en Asie l’an prochain et qu’elle avait un professeur de primaire qui appelait les élèves par leur nom de famille.

Après le déguoisage de vie de Stagiaire, Manager a entrepris de réciter la liste des sujets en précisant qui va faire quoi pour l’année qui vient. Petite parenthèse, quand j’ai raconté aux autres hier ce qui m’avait été attribué, ils se sont tous exclamés : « Quoi ? Mais tu vas jamais t’en sortir, c’est super long ! Et en plus c’est chiant. » Dire que ma motivation a connu des jours meilleurs est une litote du plus bel effet. Donc Manager liste tout un tas de thèmes abscons et à la fin, je me rends compte qu’une personne de l’équipe n’a en tout et pour tout qu’un seul sujet (à titre de comparaison, j’en ai 9, et c’est une moyenne). Comment se fait-il, me direz-vous, que certains ait du travail, voire trop de travail, et d’autres rien du tout ? Ce sont les miracles de la grande entreprise.

Le monsieur en question, que je surnomme l’Eléphant, est dans le service depuis dix ans. Il s’approche de la soixantaine et il finira probablement sa vie professionnelle à la consolidation. Il a déjà traité tous les sujets plusieurs fois ; dans une équipe où les gens restent en moyenne trois ans, il n’a plus rien à apprendre et sa valeur ajoutée n’est pas exponentielle. Il a atteint une parfaite maîtrise de son poste, et le temps supplémentaire qu’il y passe n’apporte rien à l’entreprise. Du coup, on lui enlève petit à petit tous ses sujets pour les donner aux jeunes, qui en veulent et qui ne protestent pas. L’Eléphant est bien planqué. Il part à dix-sept heures trente et il n’a aucun sujet à traiter en clôture (la période chargée tous les mois. Les contrôleurs de gestion qui me lisent sauront de quoi je parle (cette dernière phrase est vraiment extrêmement triste à écrire)). Bref. Dans un an, j’aurais les mêmes connaissances que l’Eléphant sur mes sujets, mais je serai toujours payée quarante mille euros de moins chaque année. Oui, vous avez bien lu. C’est merveilleux. Il est indéboulonnable, il ne sert plus à grand-chose mais l’entreprise continue de le chouchouter, comme on prend soin ou devrait prendre soin de ses grands-parents. L’entreprise, c’est vraiment une famille.

En dehors de l’Eléphant et de Stagiaire, tout mon petit monde va bien. J’ai fini par comprendre qu’il ne servait à rien de se lancer dans une discussion avec Collègue Inappropriée vu qu’elle a toujours raison (à propos de Facebook et de la NSA, des pesticides, du retour du service militaire obligatoire et de la culture japonaise, entre autres). J’ai passé l’après-midi à faire des copier/coller d’un doc Excel à un autre, car il faut « centraliser l’information dans un seul et même document pour toute l’équipe ». J’ai aussi eu des échanges de mails palpitants avec un dénommé Jean-Marc dont l’intitulé de poste me fait rêver : Responsable du Document de Référence. Le doc de réf, c’est ce truc épais comme un dictionnaire que publient les entreprises chaque année. Dedans, leurs résultats de l’année précédente, leurs stratégies des années à venir, et bien sûr les photos et biographies de tous les membres du Conseil d’Administration. Bref, une lecture tout à fait passionnante qui doit concerner peut-être 500 actionnaires et investisseurs financiers à travers la planète.

Toujours est-il qu’il faut bien que quelqu’un s’occupe de récupérer les textes de tout le monde, vérifier qu’on utilise bien la même police partout et que ça ressemble à peu près à quelque chose. C’est le métier de Jean-Marc. Seul petit détail : on commence en interne à travailler sur le document de référence au plus tôt mi-Décembre, et on le publie mi-Mars. Cela laisse donc neuf mois dans l’année à Jean-Marc pour ne rien faire. Sa mission se cantonne à publier un truc qui sort une fois par an, et d’après Collègue Inappropriée qui a une vraie obsession pour les salaires des autres, il est payé pas loin de cent mille euros pour le faire.

Heureusement, JM est sympa, alors comment lui en vouloir ? J’ai eu une longue discussion avec lui au téléphone, vu qu’au bout de cinq emails nous n’avions pas avancé d’un iota. Je vous soumets la problématique du jour : mon service (enfin ma chef, représentée par moi-même) souhaite griser certaines colonnes d’un tableau. Problème : le fond du tableau est DEJA gris (du fait de la charte graphique du groupe). JM m’a annoncé qu’il allait « brainstormer » avec l’agence car ils étaient « très créatifs » et ils « allaient sûrement trouver une solution ». J’ai donc attendu, prête à être éblouie par ces génies de la mise en page. J’ai ouvert la dernière mouture PDF envoyée en pièce jointe du mail, et là, éclair et fulgurance : les mecs ont simplement rendu certaines colonnes UN PEU PLUS grises. Elles étaient déjà grises, mais là elles le sont un chouïa plus (15%, comme le précise Jean-Marc). Incroyable. Je me demande où ils vont chercher tout ça. Et JM est fier de lui, le bougre.

Bon, je file, je retourne à mon Excel et à mon logiciel comptable. Le week-end prochain c’est mariage anglais : compte-rendu de beuverie en perspective ! Bonne semaine :)

Rédigé par Nombre Premier

Publié dans #Vie de bureau

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