Where is my mind
Publié le 21 Décembre 2016
Where is my mind - Cover by Sunday Girl
Cette impression idiote que tout s’est décidé quand tu avais dix-sept ans. Que les chemins que tu as cru parcourir librement n’étaient que des voies rectilignes bien tracées qui te menaient toutes vers cet instant, là, maintenant. Ces visages, ces sourires, ces mains. Tous des jalons sur une route bien balisée, tous des échos de cet après-midi d’automne au début des années 2000. Tu aurais pu t’épargner bien des peines, te chuchote une petite voix bienveillante. Mais c’est pas plus mal, tu as vécu, tu as vu, tu es revenue.
C’est la rue de ton adolescence, celle avec la maison blanche en haut d’une impasse qui grimpe. C’est le jardin à l’arrière où sont encore enterrés bien des secrets. C’est l’arrêt de bus où tu attendais le matin pour aller au collège puis au lycée. Les rues te sont familières, les trottoirs gris te reconnaissent. Les commerces ont changé, les feuilles mortes sont les mêmes. Les souvenirs t’assaillent par bouffées aigues, te coupent la respiration. Où étais-tu passée tout ce temps ?, semble demander le grand marronnier en face du lycée. En face du portail où tu l’attendais souvent.
Vous vous retrouviez après les cours, une fois il avait touché tes cheveux. Il y avait une foule d’adolescents, tu te rappelles à peine des prénoms mais tu connais encore son parfum par cœur. Tu te souviens des mots échangés en cours de physique, de son sourire avec en arrière-plan les paillasses et les bec-bunsen. Tu sens une larme perler en te rappelant comment c’était quand vous aviez dix-sept ans. Tout était tellement fort. Il n’y avait pas d’avant. Il n’y avait qu’un présent et surtout qu’un grand futur, immaculé. Des promesses, vous vous en êtes fait tellement.
Tu jettes un coup d’œil à travers la grille, le béton de la cour est toujours là. Votre coin favori aussi. Son sac à dos qu’il portait trop bas, l’eye liner que tu appliquais n’importe comment. Mais c’est de ta chambre dont tu te souviens le mieux, de la tache dans le coin du mur que tu fixais pendant que vous parliez pendant des heures. Il te faisait rire, t’écoutait, te comprenait. Il te faisait peur parfois, par les sentiments qu’il faisait naître en toi. Tu ne savais pas quoi en faire, indécise, incapable d’y répondre. A présent vous avez chacun un bagage, des aventures, des amours déçus, des amours passés. Vous n’êtes plus les grands enfants de l’époque. Vous avancez à pas plus prudents.
Tu te rappelles, cet après-midi devant Fight Club ?, tu lui demanderas. Tu te rappelles, quand on s’est tenu la main ? Peut-être qu’il ne s’en souvient pas, mais tu sais qu’il n’a pas oublié. Ce film, le jour qui déclinait doucement à travers la fenêtre, son chien couché à vos pieds. Le cœur qui bat trop fort, l’esprit en pagaille. Tu as dix-sept ans à nouveau sur le pas de sa porte, le doigt posé sur la sonnette, tout ton être en attente. Va-t-il te reconnaître ? Tu aurais dû le prévenir mais tu t’es décidée spontanément en voyant son dernier statut Facebook. Il ne rentre plus beaucoup en France ces temps-ci, mais il est là, dans cette petite ville de grande banlieue, pour les vacances de Noël. Et toi tu es ici, devant chez lui, avec cette satanée voix qui ne veut pas se taire et qui te murmure que tout est écrit.
Il ouvre et la puissance de son regard te fait trembler. Les confidences que vous avez échangées. Tout ce que vous aviez promis de ne pas devenir. Vos ambitions artistiques, qu’il a réalisées et pas toi. Son jean troué, ses pulls trop grands. Tes baskets Vans, la fête de fin d’année chez Olivier. Il n’y avait pas Internet, c’était sur le fixe qu’il t’appelait, toujours à la même heure, et tu avais le combiné à côté de toi, prête à répondre. Sa voix dans la nuit, toujours sa voix qui te disait que tout irait bien, que vous ne seriez jamais séparés, que vous étiez à part. Uniques.
Il te regarde, il est surpris, il est content de te voir. Tu commences à esquisser aussi un sourire quand tu aperçois le sac de femme posé sur une chaise dans l’entrée. Les petites chaussures, taille minus, à côté de la peluche dinosaure. Tu entends quelqu’un qui fait la vaisselle dans la cuisine et des cris d’enfant. Tu poses la main sur la bretelle de ton sac à dos. Tout est dit, tu as compris. Il fronce les sourcils, il a compris lui aussi. Les attentes, les errements, la douleur. L’espoir de retrouver un abri, une oasis. Mais cet homme-là n’est pas pour toi, en tous cas pas comme ça. Vous vous reparlerez dans quelques années. Une fois que le temps aura fait son œuvre. Tu likeras ses photos Facebook, tu lui enverras un message de bonne année. Il répondra, et vous reprendrez une conversation, pas la même, pas là où vous l’aviez laissée. Celle-là, elle est restée coincée dans une vie parallèle. Vous vous aimerez d’amitié, tu lui rendras visite aux États-Unis, il passera te voir en France. Il te présentera sa famille, tu lui présenteras un jour ton mari, vous ne vous perdrez plus de vue. Vous, les deux adultes que vous êtes devenus.
Il y aura pour toujours quelque part deux ados amoureux qui se tiennent la main sur un canapé pourri, devant un générique de fin et la chanson des Pixies.