A real hero
Publié le 26 Octobre 2011
Il est huit et demie et tu montes dans le métro. Lumière néon, sièges en plastique gris, manteaux noirs. Accroché à la barre en métal qui colle sous tes doigts, tu vacilles au rythme de la rame au milieu de tes semblables emmitouflés. Ton sac pèse au bout de ton bras. Ton écharpe serre ton cou. Ta voisine se mouche sans arrêt, ton voisin rabat les feuillets de Libé sur ta joue. Les écouteurs dans tes oreilles te protègent du monde.
Il y a cette fille pas mal, sur ta gauche. Ses longs cheveux bruns cachent un peu son visage pâle. Ses ongles peints en bleu se referment sur son cartable porté en travers de son gros pull gris. Elle lève la tête, ses yeux te transpercent, puis passent à travers toi, s’échappent par la fenêtre entrouverte, elle replonge dans ses pensées.
Un grand découragement te saisit soudain, devant tout ce gris. Le sol, les vitres, les gens. Devant ce silence assourdissant malgré la foule qui se masse dans les bocaux de la RATP. Ta peau se rétracte sous les bruits stridents des portes, la voix qui grésille dans le haut-parleur, les gens qui toussent, qui te touchent, qui se collent, leurs regards fuyants et leurs corps si proches, et ton boulot qui t’attend là-bas en bout de ligne.
Et là, tu aimerais qu’il se passe un truc. Un truc de fou. Un truc de cinéma. Le métro qui s’arrête, panne générale, obligés de remonter à la surface à l’aveuglette. Une attaque de vampires tapis dans les couloirs souterrains. Une prise d’otages, un Occupy Ligne 3, même un petit tremblement de terre, mais un truc qui sorte de l’ordinaire. Qui te sorte de ton ordinaire.
Tu aimes à rêvasser sur la façon dont tu réagirais. D’abord, tu garderais ton calme alors que tous autour de toi se laisseraient prendre au tourbillon de la panique. Tu agirais avec efficacité et précision, organisant les tâches et te positionnant en figure rassurante. La fille aux longs cheveux te regarderait pour de vrai, et dans ses pupilles dilatées par la peur, tu verrais apparaître une once de désir. Les mamies se tasseraient dans un coin en geignant et les ados revêches feraient ce que tu leur dis, transposant sur toi l’autorité paternelle. Alors bien sûr, ce ne serait pas sans risque. Jouer aux héros, c’est un peu quitte ou double. Le vampire ou le séisme pourrait bien avoir raison de toi et de ton premier rôle. Mais il y a si peu d’occasions de mourir avec panache de nos jours.
Et puis, si tu t’en sors, tu imagines déjà. Les cris et les hourras. Les yeux énamourés des gens qui t’acclameront, qui vous acclameront, toi et les passagers de cette rame de métro, qui loueront votre détermination et votre courage. Une des mamies dira : « C’est grâce à ce jeune homme là-bas, il a fait preuve d’un sang-froid extraordinaire. C’est un héros ! » Libé et les autres se bousculeront pour t’interviewer. Ils te feront poser en costume The Kooples devant un plan des lignes RATP avec un air grave de circonstance. Tu pourras aller sur quelques plateaux télé raconter le fil des évènements, modestement, comme un bon citoyen qui n’a fait que son devoir. Quand une animatrice brushée et liftée au décolleté plongeant te demandera, les traits sérieux et les seins palpitants : « Qu’avez-vous ressenti, lorsque vous avez compris ce qui se passait ? », tu n’oseras pas répondre la vérité : de la gratitude. De la reconnaissance pour cette opportunité de vivre autre chose, de faire tes preuves et de prouver que tu es un héros.
Un grand coup de frein te tire brusquement de ta rêverie. La voix désincarnée annonce ta station. Tu rejoins le flot de fourmis qui montent à la surface, tu empruntes l’escalator, tu vois le ciel apparaître au-dessus de ta tête. Une mamie avec une canne trébuche sur la dernière marche, sans réfléchir tu te précipites en avant pour la rattraper. Elle dit « Merci, jeune homme, merci beaucoup » en s’appuyant sur ton bras, reposant sur toi. La fille aux longs cheveux te dépasse, elle te regarde et elle te sourit, les yeux brillants.
A real hero.