Chronique de bureau
Publié le 16 Octobre 2012
Mon amie IRL Cynical So a pondu ce matin un excellent article sur un être cher qui peuple sa vie : son chef. Ca m’a donné envie de vous (re)parler de ce pensum jubilatoire que je retrouve chaque matin, j’ai nommé le boulot. Dire que dans quelques mois, je le quitte. Adieu, moquette bleu marine et open-space blafard sous le néon. Nombre de mes amis travaillent dans des structures que je peine à comprendre : start-ups, agence de communication ou digitale, département marketing, en freelance ou bien dans la pub. J’écoute avec fascination leurs histoires de micro-siestes dans leurs bureaux partagés ou de nuit blanche pour cause de projet à rendre. Je sens bien que nous n’évoluons pas dans le même univers et qu’il leur est impossible de concevoir le mien, celui d’une grande boîte, d’un service financier, du summum du non-cool.
Je travaille dans un monde où il y a des assistantes de direction, deux dames qui s’appellent Annick et Véronique. Elles servent de mamans à tout un étage qui leur laisse ses lettres à poster et qui vient se ravitailler en bonbons dans leur bureau. Dans le budget de l’entreprise, il doit y avoir une ligne « biscuits » parce qu’elles ont toujours de grosses boîtes vertes en métal Delacre, qu’elles ne sortent que si elles sentent que le moral n’est pas bon (et quand on vient les quémander). A la machine à café, toute boisson est payante (et dégueulasse). Un autre service s’est acheté sa propre machine Nespresso et a collé une affichette dessus : « Réservé au service juridique, merci de ne pas vous servir ». Il paraît qu’ils comptent leurs dosettes tous les soirs.
Le long de couloirs aux murs blancs et à la moquette bleu nuit, des silhouettes se promènent en costume-cravate et en talons aiguilles. Mais pas que. Il y a aussi la jeune de la compta qui met des mini-jupes et le mec de l’informatique qui met des cravates aux motifs d’art baroque. Tout le monde sait qui ils sont, parce qu’ils sortent du lot. Etre dans la norme est une forme de liberté car cela garantit l’invisibilité. Tu peux être sûr que personne ne chuchote sur toi à la cantine quand tu portes un costume anthracite avec une chemise blanches à fines rayures bleues, ou bien une robe noire droite avec des collants opaques et un gilet gris. Tu passes incognito. On te fout la paix.
Je travaille dans un monde où il y a des N+1, +2, +10, clairement identifiés par tous, et où certains mecs jouent à compter combien de plus les séparent du PDG. Mon N+3 règne sur le long couloir où se trouve mon open space, et l’étage se partage ainsi entre deux ou trois supérieurs hiérarchiques. Mon grand chef à moi vouvoie les femmes et tutoie les hommes, sans se justifier. Il fait des blagues machistes avec un sourire blagueur parce que ce n’est pas un mauvais bougre. A la cantine, nous parlons des enfants de ma N+1, de leurs devoirs, des vacances, de jardinage et du quotidien. On peut compter sur les doigts d’une main les fois où l’on a discuté de films, de livres ou même de politique. La spirale de la routine, des petites choses et des manies nous engloutit. Je connais l’âge et les prénoms de tous les rejetons de l’étage, bon gré mal gré. J’ai même dû acheter une carte de vœux pour tous les nouveau-nés de l’année, qu’on a offerte aux parents lors du pot de départ de Collègue Blonde.
Les pots de départ. Trente personnes debout dans un open space, une coupe de champagne à la main, qui attendent le discours du grand chef d’un air emprunté. Des olives noires et des petits canapés vite engouffrés. Du tarama répandu sur les classeurs et des mini-saucissons dans les pots à crayon. Chez nous, ils ont lieu le midi, comme ça tu es sûr de bien pourrir ton après-midi. A quatorze heures, tu te retrouves devant ton PC, pas très frais, en essayant d’oublier le fait qu’il te reste six heures à tirer.
Et plein d’autres choses encore, des détails, mais qui définissent tout de même des cadres et des façons de penser. Le fait que tu ne peux pas partir quand tu veux et que tu es obligée de demander la permission à ta chef pour partir plus tôt ou arriver plus tard. Les collègues qui font la tête quand tu dis qu’aujourd’hui tu déjeunes à l’extérieur. Le téléphone à cordon et l’interdit implicite de mettre des écouteurs dans l’open space. Le fait que tous les jeux de règle soient non-dits et non-écrits, mais qu’ils n’en existent pas moins. Il faut les déchiffrer, s’y adapter. On ne parle pas aux autres services. On ne chatte pas et on ne va pas (trop) sur Internet. On n’arrive pas après neuf heures et on ne part pas avant 18h30 en période normale. On essaie de laisser un bureau rangé le soir en partant. On dit son nom et son prénom en répondant au téléphone. On ne tutoie pas les auditeurs et on prend une part de galette en janvier avec son équipe. Quand on fait un dîner de service, on reste dans le dix-septième parce que ça arrange ceux qui ont des enfants.
Ca ne me dérange pas foncièrement, cet univers qui paraît froid, vieux, étouffant. C’est le monde du travail en bureau « à la papa », le monde de ceux dont le boulot n’a rien à voir avec Internet et qui n’a donc pas connu une invasion de hipsters et de jeunes trop cool. Ici, il y a des jeunes mais aussi beaucoup de vieux, des gens de trente ans et même de vingt-quatre qui ne sont pas sur Facebook ou alors qui ont juste cent amis. Tu peux passer pour une meuf trop branchée rien qu’en sachant ce qu’est un Tumblr, alors tu vois. Par contre, ce sont aussi des gens qui n’en ont rien à faire, de tout ça, le Web, le cinéma d’auteur et la mode du bio éthique. Des anti-hipsters, des anti-bobos. Ils s’en foutent tout autant de la télé-réalité et du camping de Palavas, hein. Ils vivent leur vie comme ils l’entendent, sans chercher à faire semblant ou à briller en société.
Je fais de beaux raccourcis, parce que qui sait ce qui se cache vraiment sous les chemises bien boutonnées ? Mes collègues au sens large ont peut-être un tas d’aspirations cachées que j’ignore. Mais pour rester longtemps dans une grande entreprise comme celle-ci, dans un service organisé de cette façon, il faut de la patience, du détachement, de la pugnacité et une aptitude à trouver de la satisfaction dans une vie professionnelle dénuée de fantaisie. Ce qui est très bien. Mes collègues sont des gens plein de qualités, auprès de qui j’ai appris beaucoup de choses, et avec qui j’ai parfois crée de vraies amitiés. Je leur souhaite surtout une belle carrière, quelque chose de carré, de propre et de linéaire, qui monte haut et pas trop vite, qui leur assure à termes un certain épanouissement et du temps pour leur vie de famille.
Et surtout, qu’ils me gardent une place au chaud. Parce qu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait et qu’il faudra peut-être que je les retrouve, si tout ne se passe pas comme prévu.