Le parfum

Publié le 21 Novembre 2013

J’ai un parfum un peu spécial, plein de souvenirs. C’est un parfum que je porte depuis longtemps, depuis l’adolescence, et c’est mon préféré. Il a été arrêté il y a quelques années, et il n’en est que plus rare et précieux. Ce parfum, quand je m’en mets un peu certains matins ou soirs, il me renvoie à plein de choses, comme une bande-son olfactive.

C’est le parfum que je portais, au lycée, quand j’allais à mes premières soirées. Il a une odeur douce et fraîche qui va particulièrement bien avec la cigarette. Je m’en vaporisais un peu sur la peau avant d’aller m’enfermer dans des maisons familiales ou des apparts de centre-ville, à dix-sept ans. On fumait un peu sur le balcon des hivers froids de ma province, on écoutait du rock en fond sonore, j’avais une étourdissante sensation de liberté.

C’est le parfum que je portais la première fois que j’ai embrassé quelqu’un, puis que j’ai fait l’amour avec quelqu’un d’autre. C’est un parfum qui m’a collé au corps en prépa, en école. Je lui ai toujours trouvé un subtil parfum sensuel, impérieux, sous ses airs de douceur poudré. Il a toujours été une promesse de caresses, de contacts, de rencontres. Ce n’est pas un parfum de jour, c’est un parfum de nuit, un peu sale, qui maintenant quand je le mets sent encore le tabac, le sexe et l’alcool.

Il m’a suivi en école de commerce, quand on sortait danser et boire dans les grosses soirées de promo. Il devait rapidement se noyer dans les vapeurs d’alcool, dans les odeurs de sueur, de corps compacts, d’haleines proches et d’autres parfums. Mais j’avais toujours l’impression de le sentir là, quelque part, sur le bout de ma peau. Aujourd’hui encore, c’est l’odeur que j’associe spontanément à la sensualité, à la sexualité, celle qui prend au creux du ventre. Je le mettais comme pour attirer les autres peaux, comme on attirerait la chance. Pour que ma peau à moi rayonne et se frotte à d’autres, pour que le parfum croît et se multiplie.

Ado, je le vaporisais souvent sur mon oreiller avant de dormir, mon oreiller de jeune vierge qui va se coucher à vingt-deux heures. J’espérais qu’il agisse comme un attrape-songes et qu’il m’apporte le type de rêves que mon esprit formulait à l’époque, des histoires pleines de rebondissements, d’aventures et surtout de sexe, des histoires tordues, parfois malsaines, des hommes que j’évitais presque dans la vraie vie mais auxquels je me confrontais la nuit. Des rêves qui canalisaient un peu le désir et la sexualité qui s’éveillaient, mais dont je ne savais pas toujours quoi faire. Ce parfum, c’était leur signal, celui qui signifiait Venez, la porte est entrouverte, venez batailler et parler et séduire et embrasser, venez vous joindre à la pagaille des sens et des hormones et vous en donner à cœur joie.

Il m’en reste un flacon et demi aujourd’hui. Ce sont presque des reliques, et j’en use avec parcimonie. Parfois j’en mets encore un peu sur mon oreiller, comme un souvenir, même si je n’ai plus ce genre de rêves aujourd’hui, ou alors rarement, comme une fulgurance. A chaque fois que je presse la pompe et que l’odeur me monte à la tête, je me rappelle des morceaux de vie. Toujours des préparations d’entrevues, les moments avant, avant de sortir, avant de rencontrer, avant de coucher. C’est un parfum de coulisses, et donc aussi un parfum de solitude. La solitude qui précède le mélange et le partage. Je ne l’ai toujours mis que seule, devant une glace le plus souvent, la dernière touche à ma tenue, ou à ma nudité. Je l’ai vaporisé partout, ce parfum, sur mon cou, dans mes cheveux, entre mes seins, sur mon ventre, entre mes jambes même. C’était mon odeur dans ces moments-là. Je le mettais en me regardant droit dans les yeux dans la glace, en essayant de me jauger, de savoir ce qui se passait de flou dans ma tête à cet instant. Un parfum indéfinissable, pas un parfum de femme qui sait où elle va, plutôt un parfum de femme qui s’apprête à perdre pied.

Ma chambre d’ado en bordel avec sa couette rose et le chat au bout du lit, et moi qui me prépare avant de rejoindre des amis. Mon traversin un peu enfantin le soir en me couchant. Mes retours de soirée chez mes parents, pleine de cette odeur et de celle du tabac, l’impression d’être forte, d’être puissante. Les retours seule dans mon propre studio d’étudiant, le parfum comme une brûlure qui te rappelle tes désirs inassouvis, qui te donne envie de te frotter la peau jusqu’à en saigner, pour avoir mal. Les moments avant de sortir en soirée, pleins de promesses et de choses floues, les amies qui se préparent à côté de toi, toute une excitation contenue que tu ne t'avoues pas forcément. Les rhabillages à la va-vite dans des salles de bain qui ne sont pas la tienne, le flacon au fond de ton sac, le parfum qui devient celui de la victoire, de la volupté conquise. Des mains baladeuses sur ton corps, une lumière diffuse, un lit qui grince. Le parfum comme une trame de fond, enfilé avant de retrouver le bien-aimé, une volonté de les lier ensemble, de mélanger cette odeur de toi avec celle de quelqu’un d’autre, comme pour sceller un pacte. Les déceptions, les rendez-vous manqués et les promesses non tenues, toute une rancœur accumulée dans une odeur, sa fraîcheur terriblement trompeuse et son animalité hargneuse. Le parfum.

Il m’en reste un flacon et demi.

Rédigé par Nombre Premier

Publié dans #Ma life

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