Moi, je reste

Publié le 3 Octobre 2012

Libération m’a dit de me barrer. Apparemment, on vit dans un monde qui se meurt doucement, nous les jeunes de France. On vit dans un pays de vieux cons qui n’écoutent pas la voix de la jeunesse, d’ancêtres croulants qui veulent qu’on paie pour leurs fauteuils roulants tout en refusant de nous confier la moindre responsabilité. Un jeune sur quatre est au chômage, et pour avoir un tant soi peu d’autonomie et de responsabilité, il faut attendre d’avoir quarante ans. La croissance oscille entre des chiffres à virgule, -0,5, +0,5. Le moral est en berne, les yeux sont tristes. A l’autre bout de la planète, à Mumbai, São Paulo ou Guangzhou, les chiffres dansent, il y a des lumières d’espoir et la machine économique vrombit. On serait bien bête de rester ici comme des flans, entre nos quatre murs de banlieue-dortoir, à regarder le climat social se déliter.

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Allez viens, on se casse, on va regarder comme les Indiens ou les Turcs font des sous, comment ils cassent la baraque et touchent le jackpot. Comment, pour une fois, des gens qui ne sont ni blancs, ni vieux, ni bourgeois dominent leur monde. Comment leurs idées qui nous semblent folles crèvent le plafond quelques milliers de kilomètres plus à l’Est. Et ensuite, on va admirer comment ils les dépensent, leurs sous, les Chinois. Comment on peut leur vendre de nouveaux services, s’adapter à un nouveau marché, être un pionnier exotique et un big player sous le soleil. C’est sûr, on s’amuse plus qu’à Dunkerque. Balance tes couleurs et tes devises locales, tu vas pouvoir faire du blé, jeune Français, saisir de nouvelles opportunités dans les New Silicon Valley à la mode, revivre les années 80 du monde occidental all over again, l’avenir d’expatrié te tend les bras.

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Bien sûr, un jour, tu reviendras au pays. Cette vieille barque pourrie que sera devenue la France, une coquille de noix qui prend l’eau de toutes parts et qui ne va pas tarder à toucher le fond. Heureusement, tu auras vu, vécu, travaillé plus fort, plus haut, plus vite sous d’autres latitudes. Tu pourras apporter tes lumières au monde qui meurt. Tu pourras secouer les bureaucraties, faire fi des hiérarchies et de l’ancienneté, dégommer les portes fermées et sortir enfin les Français de l’apathie généralisée. L’avenir de la République, c’est toi. Alors va, file comme le vent, pour mieux revenir nous sauver plus tard. Rien de neuf sous le soleil, la jeunesse se sent régulièrement frustrée, comme le souligne ici Tristan Nicolas.

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Sauf que moi, je reste.

C’est évident qu’il y a plus d’opportunités de boulot en Chine ou au Brésil. Ce sont les fameux marchés émergents, qui sont devenus dominants sans qu’on affecte de s’en rendre compte en « Occident ». Economiquement parlant, le centre du monde a glissé, ou plutôt a fondu dans tout un tas de directions, dégoulinant vers l’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie. Tant mieux, ou plutôt, je m’en fous. Certains se réjouissent que le pouvoir économique quitte enfin les mains des Blancs. Ce n’est ni bien ni mal, c’est un développement logique de la mondialisation. Mais maintenant que tous les regards sont braqués sur Istambul ou Moscou, les Etats-Unis et l’Europe sont mis au placard comme deux vieilles maîtresses qu'on aurait délaissées pour une femme plus jeune.

Sauf que la jeunesse aussi, elle vieillira un jour.

A l’heure du village global, tout est question de réaction en chaîne. La consommation des foyers occidentaux génère en partie la croissance des nouveaux géants économiques. Or la France risque de tomber en panne sèche dans peu de temps. Telle l’épouse que son mari vient de quitter pour une vie plus excitante, elle se retrouve en plan, désemparée. La tentation de la déprime est grande. Elle pense au suicide, elle broie des idées noires, elle a peur des autres, de l’inconnu, elle est devenue méfiante.

Ne lui reste plus qu’à se réinventer pour survivre.

Et ce n’est pas en se payant un relooking par quelqu’un d’autre, même bien avisé, qu’elle va y arriver. Des initiatives que je juge personnellement tout aussi excitantes que ce qui se passe à l’autre bout du monde se développent en France en ce moment. La consommation collaborative, les Scop, les AMAP, le rapport de plus en plus direct entre producteurs et consommateurs, la Ruche qui dit oui, Super Marmite, etc. Les auto-entrepreneurs, les projets personnels, les changements de perspective et de points des vue des Français. Oui, entreprendre en France aujourd'hui n’est sans doute pas évident. Mais il y a tout autant d’opportunités à saisir qu’ailleurs, dans une autre vision de l’économie, qui représente à mes yeux l’avenir. J'ai cru retrouver cette idée sur le blog Envie d'entreprendre: se barrer peut vouloir dire quitter le pays, mais aussi simplement quitter un monde du travail et une conception de l'économie qui ne nous correspond pas, et pourquoi pas devenir entrepreneur pour changer la donne.

Enfin, moi je reste aussi pour des valeurs. Bien sûr que la France, et le reste de l’Occident, sont imparfaits. Je leur trouve des défauts à chaque minute, en lisant la presse, en écoutant les politiques, les gens dans la rue, les mecs accoudés au bar-PMU du coin et les jeunes cadres dynamiques dans le métro. Je flippe du racisme ambiant, des restrictions de liberté et de l'individualisme, de la superficialité et du vide terrifiants qui semblent parfois s’emparer des esprits, avec en contre-point un mépris et un snobisme des plus puants. Putain, je flippe. Je flippe tous les jours. Je flippe dans mon lit le soir, en discutant à la cantine, en regardant mon neveu grandir.

Mais je ne suis pas sûre de vouloir partir, parce qu’ailleurs je sais qu’il peut y avoir des combats bien pires à mener. En France, il y a des gens qui plissent le nez en voyant passer un couple homo enlacé, ailleurs certains peuvent en venir aux mains. En France, il y a une burqua de temps à autre et des cons qui manifestent quand une pièce ou un trait d’esprit attaquent une religion, ailleurs on s’écharpe parfois jusqu’au sang sur ces questions. En France, rien n’est parfait en termes de respect et d’égalité, des sexes, des couleurs de peau, des handicapés et des biens portants, il y a encore beaucoup de boulot, mais on y travaille, on doit tous y travailler. Ailleurs, on peut trouver des castes, des gens qui sont ouvertement stigmatisés pour leur apparence, des ethnies entières qu’on raye de la carte et des croisades moyenâgeuses sur le statut de la femme, sans chercher plus loin que les Etats-Unis. En France, on a eu le FN au deuxième tour et des politiques douteuses sur l'immigration et autres, ailleurs certains succès économiques restent des dictatures communistes ou religieuses. Je ne cherche pas à diaboliser le reste du monde et à glorifier la France, Dieu sait que je ne me sens pas spécialement patriote. Je dis juste qu’en allant participer à la vie économique d’un autre pays, c’est bien aussi de regarder sa vie sociale, sa vie politique.

Je ne me sens ni spécialement bien, ni spécialement mal dans mon pays actuel, qui reste à mes yeux un pays de liberté, de valeurs universelles et de mixité. Surtout, j’espère contribuer à le transformer, car je suis bien consciente de la nécessité de la France à s’adapter, à aller de l’avant. Sans quoi je vivrai vraiment dans un pays qui se meurt.

Du coup, pour le moment, moi, je reste.

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Rédigé par Nombre Premier

Publié dans #Considérations diverses

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