On ne badine pas avec l'amour
Publié le 25 Janvier 2012
On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. On n’est pas sérieux mais on est grave, solennel. Aucun sentiment ne passe avec légèreté, aucune émotion ne nous traverse sans laisser de traces. Bien sûr que l’on va changer, et que dans quelques années on en rira. Mais en attendant, quel poids sur les moindres faits et gestes, sur les plus petits évènements de la vie ! Une ado de seize qui se reconnaîtra peut-être me parlait de son petit ami en des termes d’adulte, pour m’expliquer qu’elle aurait bien aimé le quitter. Quand je lui ai demandé pourquoi elle ne le faisait pas, elle m’a répondu d’un ton d’évidence, de tristesse résignée, avec une pointe de fierté aussi : « Mais parce que je l’aime ».
Quand on n’a plus dix-sept ans, c’est le genre de phrases qui font tressaillir. Mais comment peut-elle être aussi niaise. Comment peut-elle dire des choses pareilles. Comment peut-elle se laisser faire ainsi, et depuis quand les sentiments, ça ne se commande pas ? Et puis je me rappelle ce que j’écrivais dans mon journal intime du collège, mes envolées lyriques pour un sourire un peu ambigu, et la sentence qui ponctuait chacun de ces épisodes : « De toutes façons c’est comme ça, je l’aime et puis c’est tout ».
Quand est-ce que ça a changé, exactement ? Quand est-ce que j’ai commencé mes arrangements avec l’amour ? Il y a un moment, je ne sais pas vraiment le situer, où j’ai commencé à me dire que non, l’amour n’était pas aveugle. Qu’il était important de savoir pourquoi on aime ceux qu’on aime, pour pouvoir séparer les bonnes des mauvaises raisons. Pour éviter de souffrir. Pour éviter de subir, surtout. Lorsque les sentiments guident nos vies, on va de crête de vague en creux de roulis, en plein ascenseur émotionnel. Tu manges du sable, tu t’érafles sur les galets, parfois tu penses ne jamais remonter à la surface. Alors tu dis stop. Quand tu vois la vague arriver, au lieu d’essayer de la surfer, tu l’évites prudemment. Tu te mets en eaux calmes et tu la regardes s’écraser sur la grève. Il y a un profond bonheur à se sentir en sécurité, sous contrôle.
Mais quand tu as dix-sept ans, ce genre de vie te semble le comble de la médiocrité. Moi j’essayais de courir au-devant des vagues, de les provoquer même, je m’agitais dans l’eau de toutes mes forces pour me sentir exister. Une vie sans sentiments extrêmes, sans passions, ça me semblait d’un ennui total, même pas digne d’être vécue.
Et puis tu te rétames au fond une fois de trop et tu en tires des leçons.
Soit tu en conclues que c’est le jeu, et tu acceptes, en contrepartie de ces moments magiques où tu surfes la vague au soleil couchant, de rouler sous l’eau de temps en temps.
Soit tu en conclues que les meilleurs moments ne valent pas la souffrance engendrée par les moins bons, et tu te retires tout bonnement du jeu. Tu t’abstiens. Comme un parieur en rehab, tu ignores soigneusement les tentations, tu te tiens éloigné du tourbillon. Les autres s’agitent, de crêtes en creux, et toi tu fais la planche tranquille dans le petit bain, le cœur ravi de te sentir en paix, serein.
C’est très dur de faire participer à nouveau un ancien joueur compulsif. Il se méfie. Il n’est que trop conscient de l’enjeu. Il répugne profondément à se lancer à nouveau dans la partie, parce qu’il a peur de perdre le contrôle. Du coup, il ne va à l’eau que lorsqu’il est sûr de lui, sûr d’arriver à garder le cap, de ne pas se laisser balayer par les vagues. Le problème, c’est que presque tout le plaisir a disparu. Quand il accepte de remettre ses sentiments sur la table, c’est un peu à contrecœur, avec méfiance et sans entrain. C’est vrai que c’est triste, ce genre de vie. Une vie de petit bourgeois, qui programme ses sentiments et calcule ses passions.
Par contre, un joueur guéri, c’est du solide. C’est un peu comme quand ils vont chercher les vieux de la vieille dans les films d’action, le flic à la retraite, le militaire passé en civil, l’ancienne gloire retirée du monde. Ceux qui se sont donnés corps et âme, puis qui ont quitté la partie. The Expendables, en quelque sorte. Ceux-là, ce sont les plus redoutables des joueurs. Ils ne maîtrisent pas les règles, mais ils se maîtrisent bien. Quand ils disent un truc, ils le pensent et ils le font. Ils sont dignes de confiance, incorruptibles, de vraies machines du sentiment. Et ils veulent la même chose en face. Puisqu’ils ont accepté de quitter leur petit coin paisible, ils estiment avoir droit à du carré, du droit, et surtout du prévisible. Ne pas pouvoir anticiper, c’est le cauchemar du jouer réformé, qui a besoin de stabilité dans sa vie.
Tout ça pour dire que là, comme ça, sur papier ou sur écran, ça a l’air plutôt pathétique, comme existence. Et pourtant, j’ai envie de répondre à mon moi de dix-sept ans et à cette ado de seize ans : si tu ne maîtrises pas tes sentiments, essaie au moins de les comprendre. Parce qu’on ne sait jamais, un jour tu peux en avoir marre de t’écraser sur la plage.
Pour la petite histoire, l’ado a fini par quitter son bien-aimé. Elle en a retrouvé un la semaine suivante. On n’est pas sérieux quand on a seize ans.