Open space blues
Publié le 13 Juin 2012
Il y a une panne réseau ce matin, alors on bosse par à-coups, quand le logiciel comptable et le téléphone daignent marcher. On reçoit les mails par paquets au lieu d’au compte-gouttes. On se lève pour aller poser des questions aux gens qui travaillent à l’autre bout de l’étage, plutôt que de les appeler comme d’habitude. On perd un temps délicieux à arpenter la moquette bleue, à toquer aux portes et à dire bonjour aux gens que l’on croise. Il faudrait qu’il y ait une panne réseau tous les jours.
En ce moment, je consolide plus que je ne bloggue. L’ambiance est studieuse dans l’open-space. Heureusement, nos stagiaires nous racontent un peu leur vie amoureuse, font des blagues de stagiaire, se laissent taquiner allègrement, et ça va mieux. Collègue Blonde m’accompagne à la machine pour mon Coca Zéro quotidien et on papote pendant cinq minutes. Elle a un entretien cette semaine, le départ est potentiellement pour bientôt. So sad. Il sera quand, moi, mon grand départ ?
Collègue Blonde m’a dit « Je ne compte pas rester en finance toute ma vie ». Mes ami(e)s en audit qui veulent en partir à l’unanimité : « J’ai envie de faire quelque chose de complètement différent. Du pricing, du trade marketing, des achats… » Une amie qui bosse en conseil : « Dans quatre ans, j’aurais remboursé mon prêt et je pourrai accepter un boulot peut-être moins bien payé, mais plus enrichissant ». Occupez-nous. Nourrissez-nous l’esprit. Stimulez-nous. Je ne veux pas dépérir à petit feu dans un cube de béton.
La vie à la ville, ça fait mal aux encoignures. Le matin, il y a l’agression quotidienne du métro. La RATP, dont les rails se cassent régulièrement, te fait attendre vingt minutes debout, dans un wagon plongé dans la pénombre, avec un saxophoniste amateur qui beugle sur le quai. A huit heures quinze, le métro repart. Tu es en sueur, tu as perdu toute étincelle de motivation et tu as envie de dépecer la moitié de l’humanité.
Après la correspondance, il y a un SDF dans la rame. Il récite le même texte tous les matins, quelques phrases qui riment pour le démarquer du lot, puis il propose un « guide des plus beaux monuments de Paris » à 1,50 euros. Une fois sa tournée terminée, en attendant l’arrêt suivant, il lance un débat à la cantonade sur des évènements récents. Aujourd’hui, le tweet de la Première Dame. Au bureau aussi, ça se discute. Acte de jalousie ou coup politique orchestré par le Président ? Avec la panne de serveur, la salle de pause est pleine de vannes et de potins.
Le plus difficile, c’est de se dire que ce soir, on va rentrer, reprendre ce foutu métro qui va nous vomir près de chez nous, qu’on va passer par le Franprix ouvert jusqu’à 22 heures, attraper à l’aveuglette son dîner, pousser sa porte maintenant qu’il fait toujours nuit dehors, faire semblant de cuisiner alors qu’il s’agit plus d’ouvrir un emballage et de démarrer un four à micro-ondes, choisir une série à regarder, ne pas quitter l’écran des yeux en ingérant un truc tiède, envoyer quelques messages sur Facebook à des gens qu’on aimerait bien voir plus souvent, prendre une douche chaude parce qu’il fait un temps de Novembre dehors, se mettre sous sa couette qui nous recouvre comme un nuage de plomb, foncer dans un sommeil tarabiscoté avec des rêves qui nous perturbent, se réveiller au son de la sonnerie Sonar du téléphone, et tout recommencer encore une fois.
Et encore une fois.
Il y a des matins tout gris, et pas seulement ceux de juin à Paris. Des détails tout bêtes te font reconsidérer des choix de vie fondamentaux. Il n’y a plus d’Ice Tea Pêche à la machine. Pourquoi j’ai décidé de bosser en finance, déjà ? Il y a des Snickers, par contre. Ah oui, parce qu’il me fallait un boulot, enfin de l’argent, c’est vrai. Excel s’est fermé tout seul sans que j’aie pu enregistrer. Et si je me barrais, loin, très loin, en Thaïlande par exemple, avec toutes mes économies ? Et si je me lançais dans le vlogging ? Et si je partais en humanitaire au Botswana ? Ma chaussure me fait une ampoule derrière le talon. Je devrais peut-être me remettre en coloc. Et il faut vraiment que je reprenne le sport, que je fasse attention à ce que je mange, que je me couche tôt. Mon badge de la cantine ne passe plus. Il faut que je m’inscrive sur les listes électorales, que je paie mes impôts, que je m’inscrive dans une asso pour lutter contre l’illettrisme numérique.
Et puis un Allemand m’envoie un mail adorable avec une blagounette dedans. Je pense aux trucs cool que je vais faire ce week-end. Il y a un tout petit rayon de soleil perdu entre les feuilles du gros arbre devant ma fenêtre. Stagiaire n°2 dit qu’il aime les cigarettes russes parce qu’elles sont « douces et sucrées » et on explose tous de rire sans savoir pourquoi. Du coup, ça va mieux.
Ca va mieux, mais je n’ai pas eu le temps d’écrire la suite d’Adopte un gars. Ni de faire une machine de linge, ni d’acheter du thé pour le petit-déjeuner, ni de prendre mes billets de train pour cet été. Mais je m’en fous. Je ne croulerai pas sous le poids de la vie. Je m’enfuirai avant. Ou je ferai une grasse matinée.
Bonne journée à vous!