Que des choses pas commerciales
Publié le 25 Juin 2012
Samedi dernier, mon réveil a sonné à 6h20. Une heure plus tôt que ce matin, donc. J’ai eu beau me maudire sur cinquante générations, il a fallu sortir du lit, enfiler une veste de tailleur et prendre le premier train pour Lille. Je m’étais engagée à aller faire passer des oraux dans mon école de commerce (dont j’ai été fraîchement diplômée en mars).
Dans le train, à demi réveillée, j’ai retrouvé Commentatrice Facebook, ravissante dans une robe imprimée aux tons chauds. Nous avons papoté sans discontinuer autour de sablés tout chocolat Bonne Maman et de citronnade Minute Maid. Nous nous sentions assez en forme, pleines d’entrain à l’idée d’être jurés. Il y a cinq ans (déjà !), à la sortie de ma classe de prépa, je m’étais retrouvée dans la position du candidat. J’avais été admissible dans un petit éventail d’écoles et je m’étais lancée dans un tour de France assez intéressant pour passer les épreuves de langues et d’entretien individuel. Rouen, Lille, Nice, Grenoble, Lyon, Nantes et Marseille. A chaque fois, il fallait descendre du train armé de sa petite valise et de son costume plus ou moins froissé, trouver les admisseurs, c’est-à-dire les élèves de l’école chargés des transferts jusqu’au lieu des épreuves, écouter un discours de bienvenue des plus stéréotypés, recevoir un badge temporaire, localiser les toilettes, et enfin être évalué. Les épreuves de langues parlent d’elles-mêmes. Celle de l’entretien de personnalité est un peu plus ambiguë. D’une école à l’autre, les notes peuvent varier du simple au double. Comment évaluer objectivement si ce jeune mal à l’aise dans sa veste trop grande s’épanouira dans cette école et fera un brillant futur diplômé ?
Arrivées à la gare Lille Flandres, Commentatrice Facebook et moi avons retrouvé des admisseurs qui, après avoir coché notre nom sur leur liste, nous ont emmené en voiture jusqu’à l’école. Dans le hall, il y a de petites viennoiseries, du jus d’orange et d’autres jurés bénévoles. Les jurys sont composés de trois personnes. Commentatrice Facebook se retrouve avec un inconnu et avec un pote de promo. Je suis avec un monsieur qui travaille dans une boîte de la région qui emploie beaucoup d’anciens élèves, et avec un monsieur retraité promo 1969. A peine le temps d’engloutir un pain aux raisins qu’on a droit à un petit speech récapitulatif. Le point phare de ces entretiens doit être la bienveillance : cela ne doit pas être un entretien d’embauche. L’épreuve doit durer 45 minutes précisément. Le but doit être d’identifier ce que le candidat pourrait apporter à l’école. Pour nous aider, nos préparationnaires ont dû compléter un questionnaire de deux pages avec des questions du genre « Quel est votre voyage idéal ? » ou bien « Quand avez-vous déjà fait preuve de courage ? »
10h05 : en piste, les amis. Nous prenons place derrière notre table, stylo prêt à prendre des notes, sourire avenant collé sur le visage. Premier candidat, un garçon d’une prépa parisienne assez snob. Il n’est pas très grand, tout maigre, les cheveux en pétard et des lunettes noires de hipster. Appelons-le Webman. Webman est persuadé d’être le nouveau Steve Jobs, enfin, s’il arrive à « canaliser toute son énergie ». A la question type « Présentez-vous », il répond : « Les trois points importants pour me cerner sont mon dynamisme, mon intérêt pour les relations sociales et mon esprit d’entreprenariat ». Même si j’ai très envie de creuser le sujet des relations sociales, on part d’abord sur sa faculté d’entreprendre : quand il était en terminale, il a crée une entreprise de vente de colliers motif têtes de mort (« mais je ne suis pas gothique, hein »). Il achetait les bijoux en Chine via Internet et les revendait via Facebook. Un business model qui n’a pas pu se développer bien loin, mais l’effort est à saluer.
Webman veut être un leader, organiser et assigner les rôles. Et avoir LA bonne idée, surtout. Il mentionne qu’il a eu du mal à s’intégrer à son équipe de basket, ce qui ne m’étonne pas une seconde. Il prétend par contre être capable de sentir, en plein match, le moment où l’un de ses coéquipiers perd pied et a besoin d’être remobilisé. Tout cela grâce à sa grande compréhension des interactions sociales, donc. Il évoque au détour d’une phrase le fait qu’il avait des « facilités » au lycée, ce qui m’exaspère direct. Bon, je ne suis pas tellement convaincue. Je l’ai étiqueté assez rapidement fils à papa idéaliste. Mais quasiment à la fin du temps imparti, il lâche qu’il est impliqué dans des mouvements féministes. Ca me surprend un peu, je ne m’y attendais pas. J’aimerais bien creuser, mais on n’a plus trop le temps. Pourtant Webman aimerait bien développer aussi. Mais le président de mon jury, le retraité, le coupe d’un terrible « Laissez le féminisme aux femmes ». J’ai envie de me lever et de lui mettre la plus grosse claque de sa vie, mais on est en plein entretien. Webman ne se laisse pas démonter et conclut par « Justement, je ne pense pas qu’il faille le laisser aux femmes ». Bien dit, mon petit. Il aura à l’unanimité des notes plutôt honorables.
10h55, deuxième candidat. C’est une jeune fille magnifique, grande, aux longs cheveux noirs et aux yeux brillants. Elle porte une veste de tailleur Chanel. Par devers moi, je me mets donc à l’appeler la Blogueuse mode. Elle est également issue d’une prépa parisienne privée snobissime. Elle nous dit vouloir travailler dans le domaine du marketing. Fort bien. Après quelques questions, on se rend vite compte qu’elle n’a pas la moindre idée de ce que le terme recouvre. A tout juste vingt ans, c’est pardonnable, mais ça la fout un peu mal. Elle a fait un stage d’un mois à Barcelone pour une marque de luxe. Le retraité, qui en revient (et qui aime bien raconter sa life), lui demande si elle connaît la Boqueria, le marché historique. Blogueuse mode répond : « Non, mais je connais la Cerveza Catalana qui est également très bonne ! » Patatras. Elle nous parle un peu de son stage : « Tous les gens travaillaient ensemble, c’était formidable, ce sens du travail en équipe, je ne m’y attendais pas en entreprise ». Juré n°2 : « C’est plutôt normal en open space, non ? » Pas faux. Puis la Blogueuse nous entraîne sur le terrain du bénévolat, sa grande passion. Elle « va voir un monsieur dans sa chambre » chaque semaine dans une maison de retraite près de chez elle. Pour parler, je précise. Enfin je crois. Interrogée sur ses loisirs, elle commence à parler du ju jit-su, qu’elle a indiqué sur sa fiche, mais précise qu’elle a arrêté à huit ans car « comme toutes les filles, je préférais la danse ». Elle a repris un peu plus tard, mais « ce n’est pas vraiment pour me défendre. J’espère n’avoir jamais à m’en servir, parce que ce serait quand même assez risqué ». En même temps, si tu es en train de te faire agresser, je crois que tu peux tenter, risqué ou pas. Elle a un oncle qui s’est « bien enrichi » grâce aux produits de luxe. Bref, c’est une dinde. J’oubliais : en intégrant cette école, elle veut lui « donner un rayonnement à travers le monde ». C’est cela oui.
11h45, dernier candidat. Il s’agit aussi d’une fille. J’aimerais avoir des tas de choses à dire sur elle, mais en fait, elle est vraiment super. Agréable, intelligente, sûre d’elle mais humble, nous sommes sous le charme. Nous lui mettons la note maximale en nous réjouissant de terminer sur ce bon moment et pas sur le désastre précédent.
Et ensuite, eh bien, c’est l’heure de quitter le campus. Ce dernier est presque vide, peuplé seulement des admisseurs qui parlent en petits groupes dans les grandes salles désertées. Il a fait beau à Lille ce samedi, et les bâtiments ont pris un instant les couleurs de la nostalgie. Nous sommes de l’autre côté du bureau, à présent. De retour au centre-ville, Commentatrice Facebook et moi nous attablons aux Deux Cocottes, face à Notre-Dame-de-la-Treille, en discutant de nos vies étudiantes et de nos vies présentes. Mais surtout, de nos vies futures. Oh boy, avec les projets que l'on a, je crève d’impatience d’être dix ans plus tard.