The Great Pretender

Publié le 21 Mai 2013

Il était tard hier soir quand je l’ai aperçue. A travers la pièce, on ne voyait qu’elle, dans sa robe rouge ajustée. Elle fumait une cigarette du bout des lèvres, en tenant son long porte-cigarettes verni entre deux doigts gantés. Ses cheveux crantés encadraient son visage au sourire rouge sang et aux yeux sombres cachés par une voilette noire. Elle riait avec une amie, mais je n’entendais pas ce qu’elles disaient, la musique était trop forte.

Et puis quelqu’un a mis les Platters et Great Pretender a commencé. C’est à ce moment-là qu’elle a tourné le visage vers moi et qu’elle m’a regardé.

Il portait un costume trois-pièces noir et une moustache fine qui soulignait son visage comme un trait de crayon. Il n’arrêtait pas de se toucher les cheveux, comme pour vérifier que la gomina les maintenait toujours en place. J’ai bien vu qu’il me regardait du coin de l’œil, un peu. J’ai fumé cigarette sur cigarette en partie pour avoir une contenance. Mary, qui enchaînait les Long Island, m’a demandé qui était ce grand type tout seul là-bas qui me jetait des regards en sirotant son whisky. Je lui ai répondu que je n’en avais aucune idée, mais qu’il n’était pas mon genre de toute façon. L’histoire avec Mark venait tout juste de se terminer et j’avais décidé de prendre mon temps pour m’en remettre. On peut dire que j’avais souffert, cette fois. Mais c’était derrière moi pour de bon. Pourtant, j’avais encore un peu peur de me rebrûler les ailes trop vite. Mais Mary, pleine de la sagesse débonnaire qu’apporte l’alcool, m’a glissée : Arrête de te poser trop de questions.

Alors, je lui ai rendu l’un de ses regards.

 

En m’approchant, j’ai remarqué qu’elle était plus petite que ce que j’avais d’abord cru, plus ronde aussi. Ses escarpins à bout rond en velours lui faisaient de tout petits pieds, comme ceux d’une petite fille. Son amie en robe verte s’est éloignée discrètement à mon approche, nous laissant seuls près du bar. Nerveusement, j’ai remis mon nœud papillon en place pendant qu’elle baissait timidement les yeux. Elle avait vraiment de longs cils très noirs, et un petit grain de beauté sur la joue. Je ne savais pas quoi dire soudainement, j’avais l’impression d’avoir dix ans de moins et d’être à ma première boum. Je ne voulais pas dire une phrase banale, l’entreprendre sur sa beauté, sur cette soirée ou sur la qualité des cocktails. J’aurais bien aimé l’éblouir d’un mot bien choisi, d’un geste audacieux. Mais les secondes traînaient en longueur et le silence n’allait pas tarder à devenir gênant. J’avais la bouche entrouverte sans tout à fait savoir ce qui allait en sortir, quand elle a posé un doigt ganté sur mes lèvres d’un geste décidé.

J’ai regardé discrètement autour de moi. Personne ne faisait attention à nous et son petit manège. J’ai refermé la bouche, elle a baissé la main et a attrapé la pochette en soie qu’elle tenait sous son bras.

 

Je n’avais vraiment aucune envie de parler, mais alors aucune. C’est parce que j’ai parlé que tout s’est fini avec Mark. Parce qu’on s’est assis un jour autour d’un café et qu’il a été le seul à se relever et à quitter la pièce. Il doit être arrivé en Egypte à l’heure qu’il est. J’entends encore le son de ma voix, mes questions maladroites, le petit chevrotement qui exprimait mon angoisse, mon appréhension, mais aussi mon espoir à peine voilé que tout ceci ne soit qu’un grand malentendu. Pourtant, il m’a laissé parler, parler de cette fille, de ses lettres, de Suzy qui les avait aperçus en ville l’autre jour. Il n’a rien nié. Il a pris mes mains et les a serrées très fort. Mon chat. Je suis désolé que nous deux ne dure pas pour toujours.

Je ne réfléchissais plus, à ce moment-là. Les quelques cocktails que j’avais bus et la musique trop forte me faisaient un peu tourner la tête. J’ai ouvert ma pochette et j’ai commencé à aligner son contenu sur le bar, entre le type et moi. Il a eu l’air surpris, forcément. Ses yeux vaguement bleus étaient cachés par des paupières un peu tombantes, et son petit sourire creusait une marque dans sa joue presque potelée. Il m’a regardé faire sans parler, comme je l’espérais.

 

D’abord, son tube de rouge à lèvres, noir et doré. Puis un peigne et un miroir de poche. Un billet de vingt tout froissé. Sa boîte à cigarettes, laquée de bleu. Un trousseau de trois clés. Elle me regardait, bien droite, sans sourire. J’ai plongé les mains dans les poches de mon costume.

Un mouchoir en tissu brodé de mes initiales. Une paire de gants noirs. Un peigne rétractable. Les clés de la Sedan, et celles de l’appartement. Quelques billets roulés en boule. Une ou deux pastilles de menthe extra-forte.

 

Il y avait tout un bazar sur le bar devant nous et nous n’avions toujours pas échangé un seul mot. Il a fait signe au barman de nous apporter deux cocktails et a appuyé son dos au comptoir, à côté de moi. Nous avons tous les deux contemplé la foule des danseurs qui s’agitaient doucement. La mariée était en grande conversation avec deux vieilles grand-tantes. La pièce montée attendait sagement d’être coupée et réduite en miettes. Les petites figurines des mariés souriaient béatement à son sommet, tout à leur bonheur.

 

Je lui ai tendu sa coupe du bout des doigts et elle l’a acceptée le plus sérieusement du monde. On n’en était plus à se faire des sourires. L’heure était grave. Nous n’étions plus dans la séduction. Nous étions déjà séduits. J’avais mille choses à lui demander, mais je savais que ça pouvait attendre. Le moment se prolongeait comme par miracle, même si la chanson allait inéluctablement vers sa fin. Il me semblait avoir déjà tout vécu à ses côtés. Je ne me demandais même pas si elle ressentait la même chose. J’en étais bizarrement convaincu.

 

Et puis une blonde est arrivée, sans que je l’ai vu approcher. Elle portait une robe noire très ajustée et un collier à trois rangées de perles. Elle m’a regardé, un peu étonnée, et lui a murmuré quelque chose à l’oreille. Il a répondu encore plus doucement. Elle a passé son bras sous le sien et l’a entrainé ailleurs. Il s’est retourné pour ramasser d’un geste toutes ses affaires qui traînaient sur le comptoir. Nos regards se sont croisés une dernière fois. A travers ma voilette, j’ai distinctivement vu sa moue et ses yeux désolés. Mais il a suivi sa blonde, en même temps que mourraient les dernières notes de Great Pretender dans les enceintes.

Le DJ a enchaîné avec un tube de Sinatra et j’ai ramassé tout ce qui restait sur le comptoir d’un geste brusque. Mary s’est rematérialisée à mes côtés, son Iphone à la main, en me demandant le prénom du type pour qu’elle le Facebooke vite fait. Elle n’avait pas vu la fin de la chanson. J’ai fait signe au barman lui aussi déguisé en tenue fifties de nous préparer deux autres cocktails. Suzy s’est jointe à nous et nous a demandé si on avait vu les porte-couteaux, comment ont-ils fait pour trouver des pièces de collection comme celles-ci ? C’était vraiment une bonne idée que ce thème rétro, ça lui faisait presque regretter son propre mariage plus classique. Et la musique, vous avez entendu la musique ? On se croirait dans Mad Men, c’est tellement excitant et romantique !

Oh-oh, yes I'm the great pretender

Pretending that I'm doing well

I seem to be what I'm not, you see

I'm wearing my heart like a crown

Rédigé par Nombre Premier

Publié dans #Stories

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