Une minute de silence
Publié le 18 Décembre 2012
Tu sais tous ces gens que tu as connus en école, en prépa, au lycée, ceux que tu n’as pas vus depuis des mois ou des années, ceux dont tu as toujours le numéro dans un coin de ton portable alors que tu ne les appelles jamais, ceux dont tu likes parfois les photos Facebook quand ils postent quelque chose en te promettant de leur écrire, ce dont tu te demandes parfois, par hasard en marchant dans la rue, Tiens c’est marrant, qu’est ce qu’il devient celui-là ? Qu’est ce qu’elle fait celle-là ? Ceux dont tu te dis que tu auras vraiment plaisir à les revoir aux dix ans de ceci et à l’anniversaire de cela.
C’est fou comme on arrive facilement à se convaincre qu’on a le temps, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’urgence immédiate, parce qu’on est en bonne santé et que nos proches aussi, parce qu’il paraît inconcevable qu’il arrive quelque chose à l’un de nos amis Facebook, je veux dire, on est jeunes, merde. On se dit qu’on se reverra plus tard, parce que là tout de suite c’est compliqué pour tout un tas de raisons. On repousse en se rassurant : dans six mois ça ira mieux, on a le temps, on s’envoie un message de bonne année ou d’anniversaire par an, on a l’impression de garder le contact, de garder un lien entre les gens, de maintenir une amitié, une forme virtuelle et vide d’amitié.
Mais en fait les gens, c’est comme les plantes ou ces putains de chat, tu les quittes quelques semaines et le lien d’amitié dépérit, quand tu cesses de partager du quotidien, des banalités et des éclats de rire. En trois mois, ils deviennent des camarades, en six mois des connaissances. Ils naviguent en bordure de tes cercles de friends, encore là mais déjà à demi partis, un pied dehors un pied dedans, un pied dans les souvenirs et l’autre dans la vraie vie. Tu ne crées plus rien avec eux, tu te reposes sur tes acquis comme un flemmard de l’amitié, tu te dis que c’est normal, que tout le monde fait ça, qu’un de ces jours vous vous reverrez, ça serait bien de se faire un verre avec toute la bande comme au bon vieux temps, hâte de savoir ce qu’ils deviennent.
Et bien parfois ils ne deviennent rien. Parfois, dans ce no-man’s land de l’amitié que sont devenus les friends Facebook éloignés, ils passent dans l’ombre, ils tirent leur révérence.
Et tu te retrouves comme un con un lundi soir à mater la page Facebook de quelqu’un que tu as connu autrefois un peu, beaucoup, mais que tu ne connais plus depuis longtemps. Quelqu’un qui t’évoque des moments forts et anodins à la fois, précieux car définitivement passés. Il y a cette foutue page, cette foutue profile pic avec ce visage qui n’est même pas proche mais qui te paraît soudain grave, fort, tout près. Cette page bourrée de banalités revêtues rétrospectivement de douleur, un lol devient un blasphème, un lien débile une parole sacrée. Que deviendra-t-il, ce profil, dans quelques jours, dans quelques heures ? Un mémorial, un endroit où laisser émotions et mots d’affection ? Ou bien va-t-il disparaître aussi ? Tu paniques, tu ne sais pas quoi faire, qu’est ce qu’il a prévu Facebook dans ces moments-là, lui qui prévoit toujours tout ? Il est où, le bouton Mort ? Tu cherches, tu ne vois pas, Facebook te propose de bloquer cette personne, de signaler cette personne, de contacter cette personne, mais toi tu voudrais simplement dire qu’elle est morte, là, voilà, qu’elle n’existe pas, que ce n’est pas la peine de laisser son sourire comme ça en gros plan, tu comprends Facebook, elle n’est plus là, il faut le dire à tous ceux qui ne sauraient pas encore, on ne peut pas la laisser comme ça, faire croire qu’elle existe encore comme si de rien n’était, comme si elle allait soudainement te poker ou te liker comme avant.
En attendant tu y vas plusieurs fois par jour, en te disant que la famille ou les proches vont s’en occuper, de cette page. Tu relis les posts, tu regardes les photos, ce qui t’attache encore à cette amie éloignée qui te manque soudainement. Facebook, plaque commémorative 2.0. D’un coup tu lui en veux, à Mark Zuckerberg, tu lui en veux de te proposer tout cuit un tas de pixels sur lesquels pleurer, alors qu’elle mérite tellement mieux que ça. Tu as envie de te déconnecter, mais surtout tu as envie de ressusciter doucement les amitiés Facebook qui se meurent, dissimulées dans leur cocon d’oubli. Puis tu finis par en faire un article de blog, pas pour faire ton intéressante, juste parce que tu as besoin d'en parler, d'exorciser, de rappeler des évidences oubliées. Parce qu’en fait, on n’a pas le temps. On n’a jamais le temps.