White rabbit
Publié le 14 Décembre 2011
C’est arrivé près de chez vous. A l’heure où blanchit la campagne, sauf que tu ne partiras pas demain dès l’aube. Tu recommenceras une nouvelle journée en tous points semblables aux précédentes, le cœur battu, la tête froide. Vois-tu, tu sais que personne ne t’attend.
Il doit être quatre heures du matin. La pièce est plongée dans les ténèbres, seul l’écran de l’ordinateur forme un halo de lumière qui t’enveloppe chaleureusement. La source de la vie, la source de la joie. Les pages web scintillent doucement sous l’effet du courant électrique, le PC ronronne, la nuit dehors reste silencieuse. Tout est bien. Toi, tu es éveillé, encore debout comme dirait ta mère, tu ne veux pas dormir. Demain il faudra se lever tôt, aller quelque part, au travail, à l’école, car finalement, quelqu’un t’attend quelque part, ton chef, ton collègue, ton prof.
Pour oublier cette contrainte, tu as joué plusieurs heures d’affilée, à ton jeu du moment. Cette fois, tu étais un chevalier damné cherchant à sauver son âme et à regagner le monde des vivants. Tu as erré dans les limbes en perdant toute notion du temps, heureux d’être ailleurs, à l’aventure, les poings crispés sur la manette, le souffle haché, les muscles tendus. Chaque pas en avant, chaque victoire face aux ennemis, était un shot d’endorphines directement dans le cerveau, bam, anesthésie des idées, des inquiétudes, des choses à faire. Tout comme la solitude du coureur de fond et le mouvement de ses muscles le conduisent à baigner dans un état d’étrange félicité, le jeu vidéo auquel tu joues en solitaire produit le même effet. Tu te laisses aller. Tu es concentré sur l’action et en même temps tu flottes, détaché de ce monde-là, une coquille vide.
Quand tu as éteint la console, le réveil affichait trois heure seize. Pas un bruit dans l’appartement vide. Le néon de la cuisine t’a brûlé les yeux quand tu t’es servi un bol de céréales et de lait. Les pétales soufflés Crunch avaient l’air de petits animaux flottant sur une mare blanche. Des insectes, plutôt, de gros scarabées marron à la carapace bosselée. Tu les as noyés un par un du bout de ta cuillère en retournant t’asseoir devant l’ordinateur déjà allumé. Tu as regardé une série en mâchonnant les scarabées, en suivant mollement l’histoire. Tes muscles se dénouaient, la tension nerveuse te quittait, laissant derrière un calme olympien, du corps et de l’esprit.
Pour achever de te détendre, et aussi parce qu’il fait nuit noire dehors, que tu n’as personne qui t’attend dans ton lit mais que tu as envie de quelque chose de physique, de concret, tu as regardé un peu de porno. Un certain nombre de vidéos. Jusqu’à trouver celle qui t’a fait décoller, qui a déclenché le paroxysme et puis le relâchement. Plus un point final qu’un feu d’artifice, mais c’est un bon signal pour signifier à ton corps que c’est l’heure de dormir.
Pourtant, au lieu d’aller te coucher aussitôt, tu restes encore scotché à l’écran, incapable de t’en détacher, d’arrêter de cliquer, de voir, de découvrir, de consommer. Tu déroules des pages et des pages d’images et de vidéos assemblées et crées par des gens comme toi, tu ris un peu, tu souris, tu ne lis même plus les textes. Tu ingères juste du contenu, de la junk food mentale, bâfre-toi, remplis-toi, empêche-toi de penser. Au détour de chaque URL, en bas de chaque page, tu espères tomber sur une pépite, une étincelle, quelque chose de vraiment beau ou drôle ou intéressant mais surtout original, qui te fera sortir de la transe dans laquelle tu es tombé. Comme la Belle qui n’aurait pas dû jouer avec sa quenouille, tu t’es piqué le doigt à l’Internet et tu attends à présent qu’un baiser virtuel vienne te réveiller.
Et c’est là que tu l’aperçois.
Au début, tu penses à une illusion d’optique, un défilement trop rapide de la page, la fatigue qui te fait voir des choses. Par acquis de conscience, tu reviens à l’endroit où tu as cru le voir, même si tu sais qu’il n’y aura plus rien. Après tout, ce n’est qu’une légende urbaine de plus, de celles qu’on évoque parfois entre geeks avec une ironie amusée. Il y en a qui ont trop regardé Matrix, franchement.
Tu tombes presque de ta chaise et tu en renverses le bol vide.
Il est là.
Le lapin blanc.
Le passeur vers un autre monde.
Juste deux lignes de caractères noirs qui se détachent sur le fond clair d’un Tumblr quelconque, dans un coin, différentes du reste :
« It’s 4.06 am.
You there ? »
Les phrases sont familières, elles font partie du mythe. Mais tu ne savais pas pour le curseur, enfin, bien sûr que tu aurais pu te douter qu’il y aurait un curseur, c’est normal, mais tu n’y avais pas pensé, tu es surpris, c’est lui qui te perturbe le plus, qui te bloque la respiration. Ce curseur qui clignote, qui attend une réponse. Qui crie ton nom. Qui te fait des clins d’œil outrageux, qui t’appelle. Toi. Qui t'appelle toi.
Tu tapes un hésitant :
« I’m here ».
Deux secondes plus tard, la réponse attendue:
« Welcome to our world ».
Ta vie a réellement commencé à ce moment-là.