Génération CV

Publié le 19 Juillet 2012

En ces temps troublés de récente obtention de diplôme pour certains, de recherche de CDI, de CDD ou de stage pour d’autres, j’ai trouvé intéressant la quatrième de couverture de Génération CV, un bouquin quasi-autobiographique de Jonathan Curiel publié en mai dernier. Notre ami Jonathan est diplômé de l’ESSEC et titulaire d’un Master en Economie de Sciences-Po Paris. Il bosse depuis quatre ans à M6, en tant qu'assistant de coordination de Nicolas de Tavernost, nous dit sa bio sur le site de Fayard. Comme pas mal de monde, Jon a un peu galéré à trouver du boulot à la fin de ses études, et il en fait un livre. Je l’attaquais pleine d’intérêt, très au fait des difficultés de trouver un boulot épanouissant, de trouver un boulot tout court, de faire des sacrifices, de perdre ses illusions, et assez rodée au cycle fatal des envois de CV, entretiens, attentes et autres réseautages.

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Génération CV est divisé en courts chapitres thématiques qui suivent tout de même une progression chronologique. Le premier s’intitule La responsable de recrutement sexy. Prometteur (et chanceux ; personnellement, ça ne m’est jamais arrivé). Au début de l'entretien, Jonathan se dit: Il ne faut surtout pas que j’en rajoute : la jouer modeste et lui montrer que j’ai eu un coup de chance inespéré en obtenant le contact d’un des tauliers du groupe. Oui, Jonathan il est comme ça. Il vient grosso modo de finir ses études et n’a donc pas spécialement de quoi frimer sur son CV, mais il envisage tout de même un instant de ne PAS la jouer modeste.

J’essaie de lui vendre un projet professionnel, sans trop y croire, puisque je ne sais pas du tout où je veux aller. Au bout de cinq ans d’étude, quand même. C’est un peu embêtant, Jon (tu permets que je t'appelle Jon?). Mais tu as bien raison de ne pas te décourager et de suggérer : Peut-être à la Direction de la stratégie ? Mais bien sûr, directement après la fin de tes études, tout à fait logique. Demande carrément une place au Comité Exécutif de la boîte pendant que tu y es. Forcément, la recruteuse sexy est un peu réticente à hocher la tête. Jon pose donc une nouvelle question : Si je peux me permettre, Mademoiselle, quand vous me dîtes qu’il n’y a pas de place pour moi chez vous, c’est parce que je n’ai pas d’expérience significative dans votre secteur, c’est bien ça ? Mademoiselle répond oui et Jon triomphe. Pourtant, Jon, mon grand, cela me semble assez logique. Il y a tout un tas de candidats comme toi qui ont cherché par le passé des stages dans ce secteur, qui se sont préparés à y bosser. Si la dame sexy a le choix entre un mec qui n’a jamais bossé dans, au hasard, l’industrie automobile, et un autre qui y a passé un an de stage, c’est bien normal que cette expérience pèse dans la balance. Et Dieu sait qu’il y a assez de diplômés d’école de commerce chaque année pour renouveler tous les effectifs nécessaires à chaque secteur économique.

Cependant, interrogé sur la pertinence de sa candidature dans le secteur des médias alors qu’il n’y a aucune expérience, Jon s’énerve : Toujours cette histoire d’expérience ! Et alors, si je n’ai pas d’expérience dans les médias ? Je lis la presse quotidienne et hebdomaire comme un affamé, je regarde la télé six heures quotidiennement (…), et je passe des semaines entières à naviguer sur Internet. Je défie quiconque de consacrer plus de temps que moi par jour à la télévision et à Internet. Et je n’aurais pas d’expérience des médias ? Jonathan, tu te discrédites lui-même du fait de cette tirade. Le secteur des médias a ceci de très particulier qu’il ne faut pas l’aimer trop fort pour y travailler, ou du moins ne pas aimer trop fort l’image qu’il offre au public devant sa télé ou sa souris. Les coulisses n’ont rien à voir avec la scène, et c’est un secteur qui fonctionne, pour le coup, énormément par expérience, réseau ou bruits de couloir. Le genre de secteur dans lequel il faut commencer à faire des stages à la sortie de la maternelle, ou presque. D'ailleurs, comment donc as-tu atterri à ton poste actuel chez M6, Jonathan? Le frère d'un ami, d'après cet article de Slate. Alors que pour faire du marketing chez Sony ou Carrefour, par exemple, ça a un peu moins d’importance.

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L’un dans l’autre, la recruteuse sexy suggère un contact, mais il n’en sortira rien. A la fin du premier chapitre, cela fait deux mois que Jonathan cherche du boulot, et j’ai comme l’impression qu’il ne va pas trouver tout de suite. Le récit de ses journées à rallonge, sans rythme, qui tournent en boucle, est très touchant. Cependant, je crois que tu as une légère obsession des vêtements, Jon. Ce n’est pas très grave au final, chacun son truc. Tu décris ta tenue-type d’entretien : Pour les chaussures, je compte sur une élégante et solide paire de richelieus de chez Crockett and Jones, que j’ai déjà envoyées faire ressemeler à Northampton en Angleterre et qui, bien cirées, font bien plus jeunes que leur âge avancé. Très bien. Allez Jon, on est de tout cœur avec toi, passons au chapitre deux.

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Comme l’ami Jon a effectué la moitié de ses stages dans le privé et l’autre moitié dans le public (notamment à l’ONU à New-York), il postule également dans le public en France. Quand il rencontre le directeur d’un cabinet ministériel, il précise : Son costume gris n’est pas exceptionnel et commence manifestement à se faire vieux. Il porte une cravate bleue marine extrêmement classique et de qualité médiocre. Ou bien, en croisant un mec dans un hall d’entrée d’une société pharmaceutique: Costume marron trois boutons à la doublure bleu ciel et au tissu de qualité inadmissible. Dans une banque ou un cabinet d’avocats, il serait licencié sur le champ pour faute lourde et ce serait justifié. Ou encore, lors d'un autre entretien : Il porte une cravate bleu clair en tricot de soie, plutôt rigide et carrée au bout. Je savais qu’on allait bien s’entendre. Jon, tu commets une erreur de débutant : juger tes potentiels collègues à l’aune de ce qu’ils portent. Si ton seul objectif est de bosser dans une boîte de gravures de mode, assume ta superficialité. Et le mieux habillé n'est pas toujours le chef. En stage dans une maison de production, la grande chef du service était habillée n’importe comment, pas coiffée et interpelait parfois les gens à coups de « ma pute ». Et c’était quand même la chef.

Jonathan, au détour d’un paragraphe, nous gratifie de réflexions assez banales mais cependant bien vues sur les écoles de commerce, le rôle des associations, les échanges universitaires… Et en une jolie phrase, il résume bien l’objectif professionnel de bon nombre de gens : concilier, sans trop d’illusions néanmoins, un job porteur de sens, un enrichissement maximal et une charge de travail minimale.

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Le cabinet du ministre non plus, ça ne donnera rien. Jon cherche plutôt dans le privé, mais pas partout : médias et industrie exclusivement. Sachant qu’il n’a aucune expérience dans l’un ou l’autre de ces secteurs. Même quand un contact ou le hasard d’une offre pourrait l’amener vers quelque chose de différent, il freine direct des quatre fers. Sauf si c’est un tout petit glamour, comme le conseil. Ah, le conseil en stratégie. Une prison dorée qui fait souvent rêver : un tremplin vers tout et n’importe quoi, mais à haut niveau. Des salaires mirobolants et du prestige. What’s not to like ? (à part les horaires bien sûr). Notre ami Jon décide donc de passer tout de même un entretien chez un des « big 4 », les quatre plus grands cabinets internationaux. A reculons, en se disant qu’il ne veut pas y aller de toutes façons, parce qu’il y a de gros horaires et que les études de cas c’est débile comme moyen de sélection, mais il passe quand même l’entretien. 

Le mec qui le reçoit chez un Big 4 lui fait gentiment remarquer qu’il n’y a pas de ligne « activités » ou « hobbies » sur son CV, et que c’est plutôt rare. En effet, Jon considère que c’est un excès de zèle ridicule. Moi je croyais que c’était un moyen de parler de quelque chose de plus neutre que la recherche d’emploi, de faire preuve d’aisance, d’enthousiasme et d’originalité, mais j’ai dû me tromper. Jon est cependant obligé de répondre à la question directe: Sport, cinéma, de bons dîners entre amis, expositions de temps à autre. Rien d’extraordinaire mais le sport et les amis, c’est indispensable pour moi. Qu’est ce que c’est original, dis donc. Tu ne pouvais pas te débrouiller pour ajouter deux lignes sur le cinéma et le sport non ? Toujours cet épuisant besoin de se démarquer, de refuser de se plier aux règles du jeu. Bref. L’entretien proprement dit peut commencer. A noter que l’ami Jon ne maîtrise ni Excel, ni bien sûr Access, ni Powerpoint, ni Photoshop, ni rien. Et il a également un niveau d’anglais lamentable (c’est lui qui le dit) tout en se déclarant bilingue sur son CV. Quelqu’un de tout à fait efficace et compétent, qui sera immédiatement utile en entreprise, un vrai atout en somme.

Bien sûr, les questions de l’entretien sont déstabilisantes, comme le veut la tradition en conseil en stratégie. Calculer l’angle que forment les aiguilles de la montre du recruteur. Parcourir cent mails imprimés en dix minutes pour identifier les trois sujets prioritaires à traiter. C’est là que Jon se ramasse lamentablement : il sélectionne notamment le mail de bienvenue « type » envoyé à tout nouvel arrivant de la part du PDG de la boîte. Il envisage même de prendre rendez-vous avec ce dernier pour le remercier de cette attention. Tu es trop mignon, Jon, mais tu es vraiment un Bisounours. Tu vois ce grand bâtiment gris là-bas ? C’est une entreprise. Un jour, tu comprendras que le premier jour, le grand chef a autre chose à faire que t’envoyer un mail. Dommage que cinq ans d’études n’y aient pas suffi. Mais non, ne sois pas vexé. Non, le recruteur n’était pas qu’un consultant fade, sans humanité, uniquement guidé par l’envie de bien faire et par le code de bonne conduite de son cabinet.  N’y pense plus, va.

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Prochain chapitre : le Ministère des Affaires Européennes (oui, Jon lorgne à nouveau du côté du public, pourquoi pas). Mais là, le boulot (un premier poste, je le rappelle) est un boulot de gratte-papier, visibilité zéro. Ce qui m’ennuie le plus quand elle décrit le job, c’est d’être le faiseur de fiches pour une faiseuse de fiches. Des gens auront sûrement en main mes petites notes sans être au courant le moins du monde de mon existence sur Terre. J’ai envie de dire : Oui, et alors ? Pourquoi serait-il crucial que tout le monde soit au courant de l’existence de Jonathan, fraîchement diplômé, avec une expérience professionnelle qui se compte en mois ? Pour rien, si ce n’est l’ego surdimensionné du concerné, qui s’imaginait déjà en petit-déjeuner d’affaire en compagnie d’analystes de haut vol, en voyage professionnel dans des hôtels de luxe avec spa, massages relaxants, aromathérapie et room service obéissant au doigt et à l’œil ou bien dans un bureau rutilant avec des Picasso au mur et un ordinateur dernier cri prêt à l’emploi ayant des liens directs vers des sites d’escort girls. C’est cela, oui. Il y en a un qui a trop regardé American Psycho et qui devrait venir faire un tour à la cantoche.

Un entretien se passe bien : celui qui se déroule dans la société pharmaceutique que Jon a directement étiquetée « beauf ». La recruteuse (adorable, selon lui, même si vêtue d’un immonde col roulé), lui propose un poste de chef de produit. En CDI. Je précise, parce qu’en marketing, ce n’est pas évident. Mais, royal, Jon refuse d’emblée. Si c’était dans une boîte qui ne [lui] ferait pas honte quand [il] sortirait sa carte de visite, peut-être. Mais là, c’est impossible : [sa] famille se sentirait humilié et [ses] amis [le] rejetteraient. Même si ça fait quatre mois à présent qu’il est au chômage et qu’il pourrait envisager de revoir un peu ses critères de sélection, au moins en attendant de trouver mieux. Il a dû rater les cours d’humilité, à l’ESSEC.

La description d’une journée d’assessment center (entretiens collectifs) est très réussie, on s’y croirait. Idem quand Jon nous décrit les difficultés qu’il a à se ré-acclimater à la vie chez ses parents. Par contre, quand il apprend qu’une connaissance a trouvé du boulot, il commente d’un laconique : Je me demande vraiment comment il a pu passer le stade des entretiens avec une tronche pareille. Le père de Jon lui conseille au bout d’un moment d’arrêter d’envoyer des courriers et de répondre à des offres précises. Ah oui, c’est sûr, ça peut aider. Et d’accepter un boulot, même s’il l’intéresse moyennement, histoire de gagner en expérience sa vie. Mais Jon ne voit aucun bien-fondé à ce raisonnement. Il y a finalement peu de jobs qui s’offrent à moi (enfin, il y a surtout peu de jobs que tu daignes considérer). Quand tu n’as pas les bonnes expériences et le réseau qu’il faut, c’est quasi mission impossible pour s’insérer durablement sur le marché. Le mec a fait l’Essec, quoi. Deuxième école de commerce française. Avec en plus un master en Economie. Et il voudrait qu’on le plaigne. La faute à qui pour les bonnes expériences ? Quant au réseau, l’ami Jon voudrait nous faire croire à son énorme importance, et qu’être un "nobode" sans asso à l'Essec a grandement affecté ses chances de trouver un emploi. La plupart de mes amis issus d’écoles de commerce (souvent moins bonnes que l’Essec) ont trouvé leur premier boulot de la façon la plus simple qui soit, en répondant à une offre postée sur le Web, au bout d’un laps de temps variable, mais sans jamais avoir besoin de connaitre quelqu’un.

Bon, cet article devient diablement long, donc je vous passe les chapitres où Jonathan démonte consciencieusement la moindre proposition de poste des personnes diverses et variées qu’il rencontre, le récit de ses stages de branleur professionnel qui ne l’empêchent pas de se croire immédiatement prêt à occuper de hautes fonctions dans une entreprise, ses jugements à l’emporte-pièce sur des gens au parcours professionnel brillant (de son propre aveu) qu’il juge sans audace, créativité ou imagination la minute où ceux-ci commencent à pointer les faiblesses de son parcours. Au bout d’une période de douze mois de chômage, Jonathan se décide enfin à… reprendre ses études. Il part effectuer un MBA à cent mille euros à l’étranger, avec toute la modestie qui le caractérise : J’aurais ainsi plus de facilité à travailler à l’étranger si le marché français s’obstine à me fermer ses portes si injustement. Peut-être qu’un jour j’aurai l’immense fierté de me reconnaître dans la magnifique expression de « fuite des cerveaux ».

Je ne pense pas qu’il faille se résigner à accepter n’importe quel boulot même s’il nous déplaît, je ne dis pas qu’il n’y a rien à redire sur le marché du travail à l’heure actuelle. Mais il y a aussi des réalités économiques qu’il faut prendre en compte, et parfois des remises en question personnelles qu’il faut savoir enclencher. Notre ami Jonathan a eu plusieurs pistes et une ou deux offres d’emploi durant cette « année blanche ». Il aurait pu se lancer, quitte à changer de boulot assez rapidement. Mais il préfère retourner dans les hautes sphères qu’il est, selon lui, destiné à fréquenter. Je ne sais pas à quel point le bouquin est autobiographique. D’après Internet, Jonathan Curiel a bel et bien fait l’Essec et un master en Economie, et a bossé un moment à New York. Tout ce que je sais, c’est que je refuse que ce truc soit le représentant de cette foutue génération Y dont on nous rabat les oreilles. La définir semble illusoire, mais si on essayait d’en tracer quelques grandes caractéristiques, les premiers mots qui me viendraient à l'esprit sont projet, débrouille, esprit d’entreprise et faculté de penser hors du monde balisé de l’entreprise « à la papa » (avec problablement Facebook, volonté de se démarquer en permanence et Instagram). Jon, avec son besoin de champagne, d’escort girls et de prestige creux, en fait une bien mauvaise publicité.

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Rédigé par Nombre Premier

Publié dans #Films TV Books & Music

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