Label d'excellence
Publié le 19 Décembre 2012
J’ai un parcours somme toute très classique : après un bac général S, j’ai fait une classe préparatoire, comme plus de 81 000 étudiants en 2009, dixit Wikipédia. Ensuite, j’ai intégré une école de commerce, comme presque 88 000 étudiants en 2009 également, d’après les Echos. Ces deux étapes de mon parcours se sont déroulées loin de Paris, en province. Si on ne peut pas nier une certaine reproduction sociale parmi les élèves de prépa, j’y ai aussi rencontré beaucoup de gens dont les parents n’étaient ni profs, ni cadres. En école de commerce, il y avait des snobs comme partout, mais je m’y suis aussi fait des amis simples, humbles, engagés, artistes, bref, très divers.
Le système des prépas, très français, n’est sans doute pas parfait, mais personnellement, ces deux années de ma vie sont un excellent souvenir auquel je suis très attachée. J’ai beaucoup appris, je me suis ouverte au monde, je m’y suis fait de belles amitiés. Les trois ans d’école de commerce ont été trois années magnifiques : j’ai beaucoup moins appris scolairement, mais j’ai mené à bien des projets auxquels je repense avec tendresse, voire fierté, j’ai profité de mon temps libre, j’ai rencontré des gens formidables. L’expérience d’une filière d’excellence à la française m’a plutôt ravie.
C’est pour ça que, quand je tombe sur un livre ou un film qui parle des prépas ou des écoles, je me méfie. Les clichés débiles font beaucoup de mal à ces deux filières. Ma petite cousine (oui, toujours la même, qui est en première cette année), m’a dit ce week-end qu’elle ne voulait plus faire de prépa, finalement. Je lui demande pourquoi, et elle me répond : Je vais jamais être prise, c’est beaucoup trop dur. Du coup, je vais faire un IUT. Notons tout de même qu’elle est première de sa classe, donc que scolairement, ce n’est déjà pas trop mal parti. Elle me dit ça parce que quand elle pense prépa, elle pense lycée parisien à la sélection impitoyable et à l’ambiance sordide, et elle flippe. Je lui demande quel genre de prépa l’intéresse, elle me dit : J’aurais bien fait une école de commerce, mais la finance, ça m’intéresse pas trop. Et puis, le monde de l’entreprise, je crois pas qu’il soit fait pour moi, c’est un peu chiant non ? Du coup, je suis partie dans une demi-heure d’explications sur le fait que « faire prépa », ça ne veut rien dire, qu’il y a des centaines de prépa en France, toutes différentes, qu’il faut juste en trouver une qui te correspond, et penser à ce que tu veux faire après, il y a plein d’autres possibilités que la prépa ou l’école de commerce, mais le « monde de l’entreprise », encore une fois, ça ne veut rien dire, il y a des milliers d’entreprises toutes différentes etc…
Et puis, elle va aller voir La crème de la crème au ciné et lire Le Théorème de Kropst, et elle va partir en fac de socio, complètement traumatisée.
La crème de la crème, c’est le prochain film de Kim Shapiron, ce Français au nom inclassable. Il a déjà réalisé Sheitan (pas vu, mais ça me tente moyen) et Dog pound, un film dur, sec, qui tape où ça fait mal. J’avais donc plutôt un a priori positif sur cette fameuse Crème à venir. J’étais même passablement excitée quand j’ai appris que l’histoire se déroulait à HEC et que ça nous promettait une plongée dans le monde des écoles de commerce françaises. De la choppe en OB s’il te plaît Kim !
Et après j’ai appris que c’était une comédie, et ça m’a un peu étonné de la part de ce cher Kim, qui jusque-là n’a pas spécialement fait des films rigolos. Puis j’ai lu cet article des Inrocks et le synopsis m’a rendue méfiante. Tout part d’une idée débile : un des élèves qui n’arrive pas à se trouver de copines va fonder avec ses amis une société d’escort-girls au sein du campus. Et ça va très vite dégénérer en réseau de prostitution. Ok, le potentiel comique ne me saute pas aux yeux, mais why not. C’est une comédie grinçante mais avec un regard tendre, on ne sera jamais dans la parodie agressive. L’idée c’était de savoir ce qu’il se passe dans la tête des étudiants qui seront nos futures élites, quels sont leurs repères, leur manière de lire le monde, nous dit le producteur Benjamin Elalouf. Donc c’est une comédie, mais à but réaliste et explicatif tout de même. Cet objectif-là me paraît peu compatible avec le genre campus movie américain dont veulent apparemment s’inspirer les réalisateurs (Sydney White & Amanda Bynes forever).
Toute la joyeuse troupe de Kim est donc allée « s’immerger » dans le monde mystérieux d’HEC, la meilleure école de commerce française. Ça a dû les changer de Paris, Jouy-en-Josas. Et là, c’est un festival de clichés. L’un des jeunes acteurs du film nous parle des fameuses soirées d’école : C’était dingue de les voir, tous complètement défoncés, et de se dire qu’ils sont peut-être les décideurs de demain. Mon personnage par exemple pense de manière hyper statistique, il n’a aucun affect, c’est une machine. C’est cela, oui. En fait c’est un psychopathe, quoi. Je sens qu’on va bien se marrer. Quant à la surprise devant des jeunes bourrés, je ne comprends pas bien. Un futur « décideur », c’est comme un futur prof de sport ou un futur architecte : c’est quelqu’un qui a une vingtaine d’années et qui fait des soirées étudiantes. Certes, celles des écoles de commerce sont peut-être plus agitées qu’ailleurs (et encore, HEC ne sont pas les pires), mais que dire des cuites mémorables des futurs neurochirurgiens ?
Exemple de dialogue entre trois protagonistes du film, à propos de leur business de prostitution : “Le marché est en crise là, je ne vois pas du tout comment on va pouvoir se relancer”, s’inquiète le premier. Sans marquer de pause, son voisin, apparemment le cerveau de la bande, répond dans un jargon économique : “Nos prix ont substantiellement baissé, la concurrence a explosé en même temps, donc la demande s’est raréfiée.” Ah, le bien connu « jargon économique », un bon vieux mot fourre-tout qui ne veut rien dire. La phrase est pourtant relativement simple à comprendre. Et puis parfois, si l’économie c’est compliqué, c’est peut-être qu’il y a une raison, tu ne crois pas Kim ? Essaie d’assister à un TD de compta ou à une conférence sur l’économie keynésienne une fois dans ta vie.
Apparemment, le film s’ouvre sur le discours imaginé du directeur d’HEC à ses élèves, le jour de la rentrée : Vous êtes la crème de la crème. Vous faites maintenant partie des meilleurs étudiants de France, et très prochainement, les règles des marchés économiques n’auront plus aucun secret pour vous. Apprenez, travaillez, et mettez ces théories en pratique. Quelle vaste blague. Je n’y crois malheureusement pas une seule seconde. Les discours de bienvenue de rentrée, c’est toujours une campagne de pub pour l’école, à grands coups de classements du Financial Times et de noms d’anciens élèves aujourd’hui dirigeants du CAC 40.
Enfin, la cerise sur le gâteau, c’est l’annonce de castings figurants qui a tourné sur Internet. Le film suit 4 étudiants en grande école de commerce, embarqués dans une histoire un peu compliquée (en effet, la prostitution, c’est compliqué) et nous allons donc tourner beaucoup de séquences de fêtes étudiantes. Ayant moi-même fait une école de commerce (il y a quelques années…), je sais que personne ne jouera aussi bien un étudiant en école de commerce, qu’un VRAI étudiant en école de commerce ! Mais surtout : Nous souhaitons établir un partenariat entre la production du film et les associations : pour chaque participant représentant une association, cette dernière touchera un don de 20€ de la production. Par ailleurs, toutes les associations présentes se verront remerciées au générique du film. Ainsi les associations, existantes ou en devenir, trouveront un intérêt certain à envoyer le plus de participants possibles en leur nom ! En se basant sur une moyenne de trente personnes par asso, ces dernières peuvent toucher facilement six cent euros grâce au casting. Nous demanderons à chaque participant de venir en costume ou en tailleurs (ou assimilés) afin de figurer une rentrée sérieuse et très « corporate. » Ah, ça s’annonce super réaliste et drôle, clairement. Tout à fait dans la lignée d’American Pie : Campus en Folie.
Et quand vous aurez bien ri devant la Crème de la Crème, vous pourrez toujours pleurer devant le Théorème de Kropst. Ce roman d’Emmanuel Arnaud décrit le quotidien d’un taupin, un étudiant en prépa scientifique, au lycée Louis-le-Grand, à Paris. J’ai plongé avec plaisir dans quelques vieux souvenirs, comme les kholles de maths ou la cantine du lycée. Mais impossible de se retrouver dans l’ambiance compétitive à l’extrême, délétère, peuplée de jeunes à peine majeurs et déjà poussiéreux et pompeux comme des personnages de Balzac. Peut-être que c’est vraiment comme ça, la prépa à Louis-Le-Grand. Je ne sais pas, je n’ai jamais essayé. Si c’est le cas, il faut aérer tout ça, jeter ces tics de langage, cette habitude de tout transformer en défi et en stratégie. Et écrire un roman sur la prépa autrement, la prépa qui n’est pas l’une des cinq meilleures prépas de France (pas comme dans le Théorème, ni comme dans Je suis morte et je n’ai rien appris, de Solenn Colléter, qui dénonce un bizutage infernal à la prépa privée Sainte-Geneviève aka Ginette). Il y a beaucoup de choses à dire sur la prépa, sur son rythme étrange, sur les liens forts qui s’y tissent, sur la dose de travail qu’elle demande, sur ses particularités… On pourrait en tirer un bon roman, si on oubliait les clichés et les élites pour se consacrer aux 80 000 élèves restants.